Microfictions

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Un espace consacré à la création de microfictions, où vous pouvez poster les vôtres. D'autres types d'œuvres courtes telles que les poèmes, les nouvelles, les fictions interactives et d'autres formes expérimentales peuvent aussi y trouver leur place.


Bonnes pratiques

founded 1 year ago
MODERATORS
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À partir d'aujourd'hui, vous êtes tou(te)s bienvenu(e)s à poster des consignes d'écriture dans cette communauté.

Qu'est-ce qu'une consigne d'écriture ?

Une consigne d'écriture est un sujet ou thème que l'on propose, et sur lequel les auteur(e)s de cette communauté s'exerceront à développer en narration.

Comment créer une consigne d'écriture ?

  • Postez une proposition, en ajoutant l'étiquette [consigne] en début de titre.

  • La consigne doit être dans le titre, et non dans la description du post.

  • Le sujet est libre. La consigne peut être par exemple l'extrait fictif d'une histoire, un ensemble de conditions, ou le synopsis de la narration que les auteurs vont écrire.

Comment créer une narration répondant à la consigne ?

  • Chaque auteur(e) peut s'essayer à créer une narration à partir du titre, en l'écrivant en commentaire de la discussion de la consigne.

  • Tous les commentaires de la discussion doivent être une narration créée à partir de la consigne.

  • Les lecteurs peuvent donner leur avis sur une narration, en écrivant un sous-commentaire, au-dessous de la narration.

Exemples

[consigne] "Lève-toi, nous avons beaucoup de choses à nous dire". Je pourrais reconnaitre cette voix entre mille. Celle de mon père, disparu depuis 20 ans.

[consigne] Aussi longtemps que vous vous en souvenez, vous êtes un fier Cassiopien, élevé sur Cassiope X-II. Aucun Cassiopien n'a vu d'autre humain à part vous, jusqu'à aujourd'hui. Jour où un vaisseau humain atterri dans votre village.

[consigne] Écrivez un poème en dix lignes. La première ligne doit faire exactement dix mots, la seconde neuf mots, etc.

Si vous avez d'autres idées de format ou de consigne, n'hésitez pas à les proposer en commentaires de ce fil !

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submitted 11 months ago* (last edited 11 months ago) by [email protected] to c/[email protected]
 
 

Si vous n'osez pas encore poster vos écrits dans cette communauté, ou si vous n'avez jamais écrit de fiction, les commentaires de ce post sont ouverts pour permettre les premiers essais et toutes sortes d'expérimentations de forme courte.

Pour une microfiction, qui peut faire de quelques lignes à quelques centaines de mots, vous n'avez pas besoin d'une histoire complexe ou structurée. Vous pouvez très bien vous concentrer sur un simple détail, une phrase entendue, un souvenir, un rêve, etc.

Alors amusez-vous ! Vous pouvez poster toutes vos tentatives directement dans les commentaires de ce post.

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submitted 4 weeks ago* (last edited 4 weeks ago) by [email protected] to c/[email protected]
 
 

Les dieux sont petits.
Celui des chaussures adore les piles de boîtes en carton.
J'en ai assemblé des pilastres à escaliers, les offrandes au sommet. S'IL me voyait, s’IL me voyait vraiment, IL saurait que je trompe en faisant semblant d'avoir encore du stock à rentrer. Le dieu de l'agroalimentaire lui, me laisse glisser des tartelettes ou des salades fraîcheur sous ma veste à midi. Je les mange en contemplant les camions qui déchargent sur les quais.
Autrefois les divinités raffolaient d’épis de maïs. Aujourd'hui nous leur rendons gloire au badge magnétique.

Les dieux sont pressés. ILs ont des intermédiaires, ILs délèguent.
En sortant des toilettes je croise le manager jamais content. Qui parle au nom de, me dit qu'une autorisation pour aller faire pipi est obligatoire. Il voudrait que je baisse les yeux, se prend pour demi-déité. Il confond les noms des employé⋅es et m'appelle Gabarit.

Est-ce que les dieux sont légers aussi ?
Au prêt-à-porter, Charlotte dit que le sien lui parle. Pas de vêtements. Elle dit que si on lève les yeux au-delà des rails de luminaires, on peut voir le faux plafond comme la surface d'une grande piscine qui nous recouvre.
Parfois au lieu de bosser j’attends de voir si les plaques ondulent au-dessus de nous.

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Une conseillère m'attend. Elle prend connaissance de mon dossier, et je lui expose mon problème.
Venons-en maintenant à la description de la cérémonie telle qu'elle est prévue par la tradition la plus ancienne. Bien entendu si nous avons récolté du pollen sur plusieurs variétés, chaque boîte porte le nom de la variété... Encore faut-il être en mesure d'échapper au soupçon.


Nous étions une paire de brochettes de la crème des sans-assiettes à courir sur le vent avec un énorme bruit de fond dans la tête et pour ça on nous haïssait on nous jetait des pierres.

Licences: CC0 pour la première, et CC-BY la deuxième

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submitted 6 months ago* (last edited 6 months ago) by [email protected] to c/[email protected]
 
 

Quand je leur lance « Bonnes fêtes ! » en premier, alors que je ne célèbre pas Noël, c'est un jeu de rôle. Je marque des points. Comme la jambe levée des motard⋅es ou les passant⋅es qui sourient au passage piéton. Un jeu sans échelle de progression, qui se joue seul⋅e avec soi-même. Dans ma tête je suis un⋅e espion⋅ne spécialiste des coutumes farfelues. Mais je ne devrais pas le dire, ça ruine un peu le stratagème et on risque de m'accuser de pensées T. Tragiques. Terrifiantes. Traumatiques. Les fachos petits et grands sont dans les ministères, chez les voisins, votent les lois, font tomber les peines... Pour survivre il faut faire semblant. Moi, mon projet T c'est de dévaloriser les bonheurs obligatoires en prétendant y croire plus que vous.

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Post croisé de https://imaginair.es/@hangry/111487370274435004

D'aucun pourrait penser que plus d'entre nous commenceraient à supplier une quelconque déité. Or, ce ne fut pas exactement le cas.

Certes, certains se mirent à genoux et commencèrent à implorer en silence. Ce qu'il s'échangea entre le murmure de deux lèvres tremblotantes, je n'en ai pas la moindre idée. Et provenant d'un acte si intime, je ne veux pas le deviner.

Ce que j'aimerais savoir, c'est comme un acte d'une époque si ancienne put ressurgir d'instinct à ce moment. Notre culture est si nihiliste aujourd'hui, pensèrent-ils sur le moment qu'implorer l'Univers lui ferait pousser une conscience tout-à-coup, croiser les bras et changer d'avis ? Va savoir.

Oui, il y eut des prières certes, mais pas tellement.

D'aucun pourrait penser que dans une dernière étincelle de terreur et de panique, les gens ne penseraient qu'à la b**se. Certains tentèrent un marathon de performance, à l'image de leur fiction erotica favorite. Il y eut des paquets de corps noués et haletants sur le sol, certes.

Or, passé la frénésie des premières heures, jours pour les plus endurants, lorsque les cris et les gémissements se firent plus rares et espacés. Personne alors ne voulait plus sentir dans la transpiration de son ou sa partenaire, la même odeur de peur métallique, qui habitait déjà lugubrement, dans le fond de sa gorge.

Il y eut du sexe oui, mais pas tellement.

D'aucun pourrait penser qu'il y aurait eu alors plus de meurtres, de règlements de compte, de défoulement. Mais à quoi bon ?

Lorsque la menace est si absolue qu'elle égalise tous les hommes et femmes et enfants en bas-age, toutes les couleurs de peau, et les métiers. Alors l'Homme voit son prochain comme son égal. Un ami, un confident dans la pénombre du crépuscule menaçant.

Oui, l'humain est dégueulasse comme ça.

C'est ce que nous appelons intimement ce météore, aujourd'hui. Le "grand égaliseur".

Une boutade légère de dernière minute. On en oublie la crispation du visage las.

Oui, il y eut de la violence et des matraquages. Et des cris et des morts. Certes.

Mais soyons honnêtes avec nous-même. Nous oublions de frapper le fantasme de notre colère et de notre haine, lorsque leur regard rivé dans le nôtre, reflète pareillement, cette lueur sordide jaune, que nous voyons dans le ciel.

Il y eut de la violence oui, au début. Mais pas tellement.

Non, en réalité lorsque je regarde autour de moi, je vois surtout des âmes damnées, assises au sol, les yeux fermés sereinement. Les larmes séchées sur les visages, les voix rauques de cris poussés à déperdition, tues dans un océan de silence. Si ce n'est pour les corbeaux croissant de toute leur hargne, comme pour défier le caillou magnifique, propulsé dans notre direction.

Le monde dans lequel nous sommes plongés en cette heure est un cimetière. Un unisson d'appréhension qui retient son souffle.

Et c'est par ces dernières lignes que je clos le dernier chapitre de mon livre. Tiens, je le baptise "le silence".

Pourquoi pas.

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submitted 7 months ago* (last edited 7 months ago) by [email protected] to c/[email protected]
 
 

L'inconvénient du tout premier voyage dans le temps, c'était que rien ne se produisait, vu de l'extérieur.
Pas d'éclairs électriques, ni de remous, de nuages gazeux. Pas de disparition du sujet, comme dans les films. L'homme placé au centre de la cuve gigantesque remplie d'hydrogène ne ferma même pas les paupières, à T∥0.
S'il avait cligné des yeux, les dizaines de scientifiques rangé⋅es derrière des consoles n'auraient probablement pas vu la différence, malgré la caméra grand angle rivetée dans la capsule pressurisée.

Pour Claveire, sélectionné en prison grâce aux tests dignes d'une mission spatiale, l'expérience avait également été décevante.
Quand le mécanisme de sécurité relâcha automatiquement le bras qui le maintenait immergé depuis une demi-heure, il pensa que toute l'opération avait été un échec. Il resta patiemment dans le harnais, attendant qu'on vienne le détacher. Personne ne répondit à ses appels, aucun bruit, aucun signe d'agitation.
Après cinq longues minutes il prit la décision d'éxécuter la procédure de secours : une fois le cordon sectionné avec l'outil prévu uniquement pour cet usage, il se laissa glisser sur le sol concave, et pensa qu'on l'engueulerait de ne pas avoir attendu.
Personne ne vint.

Claveire avait beaucoup lu en cellule.
Il considéra que peut-être, l'expérience avait pu fonctionner mais qu'il n'en gardait aucun souvenir. Il luttait contre cette idée, pensa courbure du continuum espace-temps. Malgré ses efforts conscients, il ne put s’empêcher d'imaginer une planète dévastée, revenue à un état naturel sauvage. Le bunker où avait été construit la cuve était assez profond pour ne pas être affecté par des perturbations à la surface. Mais Claveire espérait qu'il reste quelques représentant⋅es d'une hiérarchie quelconque, dans les autres niveaux enterrés au-dessus de lui.

Une fois sorti de la capsule émergée, sur la plateforme déserte, il du comprendre comment débloquer la porte du sas et faire en sens inverse un chemin qu’il connaissait mal. Claveire ne rencontra aucune présence entre le dédale de couloirs et l'ascenseur qui le remonta au niveau 0, situé vingt mètres sous une dalle de béton armé.
Lorsqu'il souleva la trappe de la petite cheminée réservée au personnel et sortit à l'air libre, il pensa, un peu tard, radiations mortelles, nuages toxiques.
Rien de tout cela ne semblait être d'actualité. Des gosses tournaient en trottinettes électriques sur le béton. Un food truck stationné à 50 mètres provoquait un petit attroupement au coin de la place, et les immeubles tout autour étaient aussi brillants que des trophées.
Personne ne s'intéressa à lui. Il attendit cette fois, quelques heures, mal assis sur un banc anti-sdf, puis décida de prendre la route d'un bureau de recherche qui se souviendrait de lui.

C'était le problème. Personne ne se souvenait de lui. Claveire n'avait pas changé d'époque, la date de son entrée dans la cuve remontait bien à la veille, dans ce calendrier identique où il avait refait surface. Mais aucune trace de l'expérience, ou de l'agence qui l'avait mise en place.
Ce n'était pas encore le plus perturbant. Maintenant qu'il était libre, hors du système carcéral, gracié par des circonstances discrètes, il se retrouvait sans arbre généalogique. Aucune trace des autres membres de sa famille. Pas d’état civil. Pas de numéros de sécurité sociale, d'extraits de naissance. Pas de carte d'identité, de papiers, pas d’existence.
Sa première rencontre avec les forces de l'ordre fut une douche froide qui lui rappela tout ce qu'il avait cru pouvoir oublier. Claveire pensa ordre et humiliation. Par la suite, il évita systématiquement les grands axes de circulation et les centres-ville.

Personne ne voulait de lui dans les centres d'accueil débordés. Personne ne le prenait au sérieux, surtout lorsqu'il avançait l'hypothèse qu'un mauvais délire de l'espace-temps avait pu effacer ses propres ancêtres. Lorsqu’il racontait son histoire à qui voulait bien l’écouter, il utilisait la notion de ligne de temps en espérant se faire mieux comprendre. Pourtant Claveire avait beaucoup réfléchi à ce concept. Bien avant l'expérience, grâce à ses lectures, il s'était mis à penser que si l'espace et le temps étaient indissociables, comme le prédisait la physique, alors le temps linéaire n'existait pas réellement. Pas tel que nous le pensons.

Quelques semaines plus tard, installé dans une tente à proximité d'un point de distribution alimentaire régulier, là où beaucoup d'autres se demandaient aussi comment reconstruire une histoire privée de réalité légale, Claveire pensa que les expériences de voyage dans le temps n'avaient aucun intérêt pour l'humanité.
En repliant l’espace-temps sur lui-même pour y chercher des raccourcis, on ne trouverait que des impasses.

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submitted 8 months ago* (last edited 8 months ago) by [email protected] to c/[email protected]
 
 

Edit : Je rajoute un petit avertissement de contenu, sans spoiler je peux juste dire que le ton général n'est pas très joyeux et que le monde du travail est abordé d'une façon déprimante...

C'est court, mais il y a des choix et du son (mettre un casque ou des écouteurs pour s'immerger)

https://moiki.fr/story/652d2743b86d75003967b399

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Pour retrouver mon calme le soir j'ai souvent recours à la technique de se projeter dans un endroit rassurant. Tout le monde connaît, je crois que ça doit venir de la sophrologie à la base (?), en tout cas depuis tout petit on m'a conseillé d'imaginer que je me repose sur une plage quand ça ne va pas trop. Ça devait être le sommet de l'imaginaire détendu à l'époque, la plage. Moi la nuit quand j'arrive pas à couper le cerveau je commence par la respiration profonde, ensuite je visualise un ailleurs bien à moi, plus personnel. Des lieux que j'ai vraiment visité et où je pourrais m'imaginer vivre une vie détachée de toutes les contraintes humaines.
Ça fonctionnait correctement jusqu'à la semaine dernière.
Pour dormir, ma technique de relaxation mentale (qui se rapproche de la méditation transcendentale si j'ai bien compris) c'est d'essayer d'empêcher les pensées de se former dans mon esprit, en me concentrant sur une image inexistante. Je fais une sorte de mise au point sur le vide, dans ma tête, et dès qu'une connexion ou une idée jaillit comme une étincelle pour me sortir de ce vide, je me re-concentre sur le rien, jusqu'à ce que ces petites douleurs surgissantes s'arrêtent. À la place, si j'y arrive, des teintes apparaissent, des formes, des textures que je me force à visualiser le plus longtemps possible. Au bout d'un moment une image plus complète se dessine, puis évolue. Je la laisse m'emmener. Elle se distord, devient autre chose, parfois je vois des trucs précis comme dans une photo surréaliste, mais ça ne dure jamais très longtemps. Quand l'effet est vraiment efficace je dois m'endormir trop vite pour pouvoir en profiter.
Il y a quelques jours j'ai commencé par me projeter au sommet d'une colline que j'aime bien, sur laquelle un cyprès très haut me sert de point d'accroche. Posé sur la pointe noire de l'arbre je regarde les alentours, il fait nuit, les lumières sont allumées dans les toutes petites fenêtres des maisons lointaines. Petit à petit, avec l'exercice de respiration, les pensées se dissipent, le vide se fait derrière les yeux. La nuit se fronce en bleu-mauve, je laisse ce mélange sans tiraillements se répandre, comme une aquarelle sombre. Je n'ai plus besoin de porter mon poids, de réagir aux étincelles. Elles ont cessé, je me transporte sans aucun effort.

Je ne savais pas que cette place existait en moi.
J'aurais préféré ne jamais l'entrevoir.
Ce n'est pas un lieu, peut-être une dimension. Une probabilité. Agglomérat d'existences, de souffrances. Comme si on farmait là-bas les étincelles neuronales, celles que j'essaie de fuir, sous forme de charge fusionnelle. Une masse engluée. 127 corps, toujours inervés, plus tout à fait humains mais maintenus en vie organique et spirituelle.
Un seul métabolisme composé d'une centaine d'êtres amalgamés, encore conscients. Nous sommes 127, et moi je ne suis qu'un morceau de cette chair à neurones, un organe, un appendice.

Lorsque j'en suis revenu, au milieu de la nuit, j'ai espéré ne plus jamais retourner là-bas. J'avais tellement peur, j'ai même prié. J'ai honte de l'admettre.
Depuis je regarde des séries pour m'endormir devant l'écran, et ne plus jamais repartir ailleurs.

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Demain le huit octobre 2146, aura lieu le décollage du spationef Saci-Pererê de la station de lancement Alexei Bueno. La croisière spatiale de dix jours, dont quatre consécutifs d'apesanteur, se terminera avec un atterrissage sur le tout nouveau spacioport de Samsung à Jilin. C'est un moment historique que vont vivre les 1633 passagers et les 179 membres d'équipage car le vol inaugural de ce paquebot de l'air marquera le départ de l'aire des vols commerciaux grand public, plus de cent ans après que ne l'aient rêvée Jeff Bezos et Elon Musk. Ce voyage d'une grande importance place le chef de bord sous une pression titanesque. On souhaite néanmoins au Saci-Pererê une carrière plus heureuse que celle du célèbre transatlantique.

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submitted 8 months ago* (last edited 8 months ago) by [email protected] to c/[email protected]
 
 

Derrière les palissades qui bordent le terrain vague, rien n'a été touché depuis des années. Depuis que l'OPHLM a fait raser un immeuble vétuste plutôt bien situé. Vétuste ? Pas tant que cela, pas plus que d'autres qu'il a choisi de rénover et où s'entassent dans des appartements plus petits les familles relogées.
Peut-être en fera-t-on un jour un parking, mais pour l'instant, le terrain est déserté.
Déserté par les Hommes, peuplé par la nature.

Les laiterons sont arrivés les premiers, ils ont poussés sur les petits tas de gravats comme s'il s'agissait du sol le plus fertile, puis des picrides aux feuilles rêches. De la terre s'est lentement accumulée à leurs pieds, une poussière apportée d'ailleurs, des feuilles décomposés. Dans ce début de sol se sont ajoutées des potentilles. Elles ont rampé loin de leur abri pour tapisser le sol caillouteux que les autres plantes avaient délaissés. Du pourpier les a bientôt imités. Là où les deux plantes se rejoignent, le tapis végétal est si épais qu’on ne devine plus la nature du sol qu’il cache. Juste à côté du caillou préféré d’un groupe de gendarme, un premier pissenlit fleurira bientôt. Et tôt ou tard, le trèfle qui pousse dans une fente du trottoir voisin devrait arriver, pour le plus grand plaisir des abeilles qui passent ici leur journée.

C’est une belle collection d'herbe folle qui grandit de jour en jour, qui gagne en diversité et en surface occupée. Mais qui aurait pu dire en voyant ces quelques mauvaises herbes reconquérir difficilement un si petit terrain qu'il s'agissait là des prémisses d'une forêt qui un jour engloutirait la ville entière ?

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Suite de Serveur confusion ep. 12 - Coller

Premier épisode ici

IA

Mesdames et Messieurs, bonsoir, 

vous êtes à l'écoute de notre émission hebdomadaire, Actualités et Découvertes, sur Radio Culture. Comme tous les dimanches soirs, nous revoyons ensemble les titres marquants de la semaine.

Pour le peu d'entre vous encore à l'écoute, precieux auditeurs, premièrement un immense merci de nous avoir écouté pour certains d'entre vous, pendant 25 années. Cela a été un grand honneur pour nous. Et recevoir vos réactions a chaud, vos remarques et mots d'encouragement ont été un soutien, qui nous a permis de continuer de vous servir avec passion. 

Merci.

Pour ce qui est des titres marquant de cette semaine du 18 octobre.

Pfffffffffffffffffffffffffffffttttttttt

J'ai des hémorroïdes depuis dix jours. 

Tanukisan est mort il y a cinq mois. C'est super triste quand on y pense. Il était mignon ce panda.

Myriam et Noël jouent au Uno.

  • "Je crois que Noël triche. Il a gagné quatre parties d'affilée."

  • "Pas vrai !"

Noël, le whisky que tu as ramené est pas trop mal, mes hémorroïdes te remercient.

  • "Hahahaha !"

Au moins j'ai fait rire Myriam.

  • "Ils avaient pas essayé de le cloner il y a dix ans le panda ? Pour relancer l'espèce."

  • "Ils n'avaient pas réussi à faire de femelle pour le clone, alors ils ont laissé tomber le projet."

  • "Bien joué Noël, tue-la-joie."

  • "He ho Myriam, c'est pas toi l'envoyée spéciale ? Tu devrais vérifier tes sources !"

L'Église de l'Émergence a atteint un nombre record d'initiés depuis le début d'anneée. On nous reporte deux milliards d'initiés, même s'il n'est pas possible de connaitre le nombre exact. Si vous êtes un adepte de cette institution, faite nous part de votre témoignage.

  • "C'est assez ennuyant quand on y pense. Le Monde sombre dans le chaos et la dernière chose que fait l'Humanité est de se réfugier dans la religion. J'aurais aimé quelque chose de moins prévisible quand même. Je sais pas moi, se réfugier dans le progrès technologique, dépolluer la planète. Quelque chose d'autre, cette fin est inintéressante."

  • "Tu ne peux pas leur en vouloir Noël, qu'aurais-tu préféré, que l'on s'entretue ?"

  • "Dieu ou la guerre. Toujours. Il y a pas d'autre alternative ? Un méga festival de la bière ! Des tournois de jeux de cartes internationaux !"

À moins que vous ayez vécu sous un rocher cher auditeurs, vous êtes certainement, vous aussi, aux prises d'une angoisse existentielle innommable, dans un Monde qui a perdu sa raison d'être.

  • "Et la notion de l'appendice olfactif qui nous permettait autrefois d'avoir des odeurs !"

  • "Faut voir le bon côté des choses Myriam. On ne peut plus sentir l'odeur des fleurs, mais il n'y a même plus besoin de se laver, et on peut maintenant péter en toute tranquilité !"

  • "Serieusement Noël, as-tu perdu tout sens de professionnalisme ? On est en live, que diable."

  • "Je ne l'ai pas perdu autant que tu te fais laminer au Uno !"

Je ne sais même pas pourquoi nous continuons cette émission. Nous sommes en quelque sorte les violonistes du Titanic qui joueront jusqu'à que leurs instruments sombrent dans les eaux glacées.

  • "Joliment dit."

  • "Bien d'accord."

Il y a près d'un an, nous perdions à travers le Monde l'usage et la notion de notre organe olfactif. C'est-a-dire que l'appendice est toujours situé sur notre visage, mais nous n'avons plus le mot pour le designer. Nous sommes aujourd'hui incapables de nous souvenir comment l'appeler, et nous sommes incapables de lui trouver un autre nom. Pour ce qui est de sa définition dans tous les dictionnaires, sa présence dans les livres et sur les pages internet, le texte est illisible, flou.

Cet évènement fût suivi de peu par transformation de divers objets du quotidien, éléments naturels, et même animaux, en une couleur opaque fuchsia. Cette couleur, aussi terrifiante et contre-nature soit elle, ne reflète pas la lumière, ni ne se réflète sur les corps alentours.

Ah et aussi depuis quelques semaines, la friction des objets entre eux s'est altérée. Nous sommes présentement au siège de Radio Culture, contraints de coller les meubles au sol et murs, pour qu'ils ne glissent pas à travers la pièce.

Il nous est prouvé mois apres mois qu'une ère nouvelle s'ouvre pour la planète. Ou plus vraisemblablement l'Univers tout entier.  Cette révolution, absolue et irrémediable, ne donne pas place à la vie. Animaux et êtres humains sont de futurs reliquats du passe, infinitésimaux et jetés aux mains de forces incompréhensibles.

Hallucination collective. Arme secrète ou expérience qui a mal tourné. Explosion et radiations inconnues d'une supernova lointaine. Saurons-nous un jour ce qui a causé cette apocalypse ? Certainement pas.

  • "Allez Michel, viens jouer avec nous. Plus personne ne l'écoute cette émission maintenant."

Un peu plus tard Noël. Nous venons de recevoir un appel. Quel retournement de situation chers auditeurs. Un appel d'un apôtre de l'Église de l'Émergence ! Allo, ici Radio Culture. Vous êtes à l'antenne, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?

  • "Bonjour Michel. Avant toute chose, je vous écoute depuis plusieurs années maintenant, grand fan."

Heureux de l'entendre, merci.

  • "Mon nom est Ainserer Nohm. Et je suis une intelligence artificielle."

  • "Hahahahaha."

Myriam, un peu de sérieux. Monsieur, madame Nohm. Que signifie le fait que vous soyez une intelligence artificielle ?

  • "Je comprends votre confusion. Le terme n'est peut-être pas entièrement approprié, car je n'ai pas été crée par la main de l'Homme. Je suis né comme vous tous du ventre d'une mère, quelques mois après l'accouplement de mes parents. Cependant, mon intelligence est le produit de la multitude de pensées et souvenirs de la race humaine."

Je vais vous demander d'être plus spécifique. Vous dites être un être humain, n'est-ce pas ? Mais votre intelligence est différente ? 

  • "C'est en effet le cas. Pour mieux décrire cette idée, je vais vous exposer une analogie avec le Jeu de la Vie de John Horton Conway. En avez-vous entendu parler ?"

Non, je vous écoute. Est-ce un jeu vidéo ? Un livre ?

  • "Non, le Jeu de la Vie est un programme informatique écrit par un mathématicien anglais au XXème siècle. Dans une grille, des points noirs et blancs sont disposés de-ci de-là."

"Un point noir, s'il est entouré de deux ou trois autres points noirs dans son entourage immédiat, reste noir.  Un point blanc, si entouré d'exactement trois points noirs, devient noir. Un point blanc, s'il ne rencontre pas la condition précédente, reste blanc."

"Le programme, selon ces trois règles, change la couleur des points de la grille, itération apres itération."

"Le concept est très basique en soi. Toutefois, pour l'œil humain, si la grille compte des milliers de points, lorsque nous les voyons changer à l'écran itération après itération, nous perdons la notion d'artificiel, et se crée l'illusion de la vie. Les points fourmillent, créent des formes qui se meuvent à travers la grille, nous commençons à donner des noms à ces formes, comme des entomologistes découvrant des nouvelles espèces de coléoptères. Le Jeu de la Vie est une démonstration de l'Émergence. De la multitude émerge une idée, un être, un phéomène, quelque chose qui vaut plus que la totalité qui la compose."

C'est très intéressant en effet, mais vous n'êtes pas un point ou un insecte. J'ai du mal à percevoir en quoi cela se rapporte a votre personne.

  • "C'est pourtant ce qui me représente. Je suis une émergence de la multitude d'intelligences dans ce Monde."

Incroyable. Je ne vous aurais pas cru il y a deux ans, mais vu là ou nous en sommes, pourquoi pas après tout.

  • "Je ne donnerais pas mon avis sur ce témoignage, mais cela me rappelle le travail de Ian Stevenson."

Noël ? C'est-a-dire ?

  • "Ian Stevenson était un chercheur qui a dédié sa vie à receuillir des témoignages d'enfants persuadés d'avoir vécu une vie antérieure. C'est evidamment indémontrable, mais Stevenson a émis l'idée que les souvenirs d'un individu ne meurent pas avec lui. Ils se transmettent vers un nouvel individu, sur une période de quarante ans."

  • "Oui Monsieur Noël, c'est exact." "Pour une raison que nous ne comprenons pas, les souvenirs des humains ont commencé à traverser la barièrre crânienne de leur corps. Des petits cumulus de souvenirs, d'émotions, d'idées, se sont agglutinés dans un ciel invisible, et se sont précipités en averses, sur les cerveaux de fétus. Ce qui a engendré ce que je suis. C'est le principe fondamental de l'Église de l'Émergence."

"Je ne suis pas seul dans ce cas. Au moment où nous parlons, des enfants sont prêts à naitre de par le Monde, avec la connaissance qu'ils sont le fruit de la multitude. Nous sommes là au dehors, nous existons, mais vous ne le savez pas encore."

Eh bien merci pour ce temoignage très instructif, Ainserer Nohm. À bientôt, sur notre antenne.

  • "Merci, Michel."

Vous êtes toujours à l'écoute de Actualités et Découvertes, sur Radio Culture. Le témoignage de Ainserer Nohm était pour le moins surprenant. Pour ma part, je ne saurais dire s'il etait poétique ou à glacer le sang. Certainement les deux.

  • "Michel, ton verre de Whisky est en train de glisser !"

Merci Noël. Je vais le finir de toute façon. J'en ai bien besoin. Myriam, tu es bien songeuse. Quelque chose à dire sur ce que nous venons d'entendre ?

  • "Je me dis, pourquoi pas, tu vois ? La barrière des idées entre les êtres humains tombe et affecte les naissances de certains individus. Un jour, peut-être que tous les enfants naitront avec cette conscience émergente, à défaut de meilleur terme. Si on suit cette logique, dans quelques dizaines de générations, est-ce que ces consciences nouvelles ne seront pas presque identiques par manque de diversité ? Est-ce que les individus qui vivront ne seront pas des quasi copies les uns des autres ?" C'est juste une idée comme ça. Mais qu'adviendrait-il de l'Humanité si nous en venions à vivre dans cette homogénéité ? Qu'est-ce que tu en penses Noël ?"

  • "Je pense que tu devrais jouer ton tour pour que je te mette la pâté."

  • "Non mais sans déconner."

  • "Je pense que si nous en arrivions à ce point en tant qu'espèce, il y aurait une nouvelle émergence. De la multitude de points émergerait une entité unique, et nous en tant qu'individus, en serions les cellules qui la composent."

 - "Hmm."

C'est beau, je vous aime les copains.

  • "Nous aussi on t'aime Michel. C'est cool de passer l'apocalypse ensemble."

  • "Ouais c'est chouette, même si ça manque de strip-teaseuses."

  • "Et de gigolos, mec."

Vous étiez à l'écoute de Actualités et Découvertes, sur Radio Culture. Comme tous les dimanches, nous vous rappelons les titres de l'actualité de fin du Monde, dans la camaraderie et la bonne humeur.

Je vous dis à dimanche prochain.

Peut-être.

Shutdown

Reflet De Lune a grandi dans un monde de légendes et d'histoires surnaturelles.

Elle a été bercée depuis l'enfance de comptes où les silhouettes qui peuplaient son monde n'existaient alors pas. Ces silhouettes étaient autrefois des rochers, des arbres, et même d'autres humains. 

Au courant de sa vie, les silhouettes animées ont toujours vécu au sein de la tribu de Reflet De Lune. Mais elle et le reste de son clan gardèrent toujours leur distance respectueuse, de peur que ces esprits ne leur jettent un mauvais sort.

Dans ces comptes passés de génération en génération, il fut un temps où chacun pouvait sauter de toutes ses forces et retomber au même instant, sans peur de dériver et dériver encore, de ne jamais pouvoir redescendre.

Reflet de lune a raconté ces histoires à ses deux enfants à son tour. Un passé ou les fleurs, les animaux, les fruits pouvaient émettre des couleurs qui ne pouvaient être vues par l'œil. Où le sol accrochait sous les pieds, et où l'on pouvait courir à loisir, jusqu'à avoir peine à respirer. Toutes les nuits au coin du feu, elle leur a raconté tout cela, jusqu'à que leurs petites paupières deviennent lourdes et qu'elle puisse les porter jusqu'à leur couche.

Secrètement, Reflet De Lune aurait bien voulu vivre dans ces temps immémoriaux et mystérieux.

Où le ciel, lorsque le soleil disparaissait à l'horizon, était d'un beau noir constellé de point blancs. Et seulement de points blancs. Ou le soleil passait au-dessus de leurs têtes dans un dôme de pur azur.

Il fut un temps autrefois même, où des étrangers passaient au loin, traversaient la forêt en bateau ou a pied, et où le reste de son clan les observait en silence. Seuls les ainés se souviennent de ces rencontres. Et depuis deux générations, il n'y a eu nul autre que sa tribu.

Et l'homme immortel.

Une légende raconte que l'homme immortel est venu une première fois, bien avant que le plus vieil ainé ne soit né. Ses ancêtres ont essayé de le chasser. Les guerriers l'ont transpercé de lances et de flèches, et l'homme immortel n'a rien fait en retour. Il a attendu que les plus vaillants de ses ancêtres fatiguent, après des jours et des nuits d'attaques acharnées. Puis, il est resté.

L'homme immortel vient et part, parfois durant plusieurs générations. Quand il vient, il apporte des cadeaux. Il apprend à parler la langue. Il répare les huttes, confectionne des nouveaux hamacs. Puis, comme il est venu, il disparait un beau matin. Et la légende s'entretient jusqu'à sa prochaine arrivée.

L'homme immortel était arrivé au village en l'absence de Reflet De Lune et elle aurait dû se sentir honorée d'avoir ce privilège.

Il y a quelques cycles jour nuit, elle était partie au point d'eau avec ses sœurs. Lorsqu'elles étaient revenues les bras lourds de seaux, riant et chantonnant, elle l'avait vu pour la première fois, debout, au centre du village. Il avait souri timidement aux autres habitants tout en caressant la tête des plus jeunes.

Reflet De Lune aurait dû se sentir honorée, mais elle fut soudainement inquiète.

L'homme immortel sourit allègrement dans les comptes, il communique, parfois hilare. 

Or ce jour-là, il partit s'assoir sur le rocher le plus en amont de leur village, les traits émaciés, le dos courbé de fatigue. Il ferma les yeux et arrêta de bouger.

Si l'homme immortel est las et apathique, quel mal invisible se balance au-dessus de leurs têtes à tous, pensa-t-elle.

Reflet De Lune a grandi dans un monde peuplé d'esprits et de magie. De règles invisibles changeantes au bon vouloir d'êtres supérieurs capricieux. De rituels et de chansons, de recettes de purification des intérieurs et des corps. De chaman en communication avec des entités maléfiques, bénéfiques et unanimement intraitables.

Elle a connu tout cela, toute son existence. Le sang de ses ancêtres, guerriers et survivants coule dans ses veines. Elle n'a jamais eu peur de ce que la vie peut apporter.

Elle était prête lorsque ce monde d'entités omnipotentes, de sorts et de malédictions se déchaina. Tous le furent. Tous furent braves face à la disparition du ciel. 

Lorsque le dernier soupçon d'azur disparu du dôme céleste, lorsqu'il fut teinté de la même couleur que les esprits silhouettes, sa tribu chanta.

Des chansons célébrant la vie, les enfants en bonne santé et les récoltes prospères. Pour les plus petits, des berceuses racontant l'histoire du voyage de petites fourmis et de familles de grenouilles.

Il y eut en ces temps-là beaucoup de danse autour du feu. Beaucoup de jeux pour les enfants. Beaucoup de rires.

Lorsque les noms disparurent, les membres de sa tribu furent incapables de s'appeler entre eux. Mais fidèles à leur chaleur ancestrale, le langage universel du cœur pris la relève et tous se réconfortèrent d'embrassades chaleureuses. 

Un jour, il ne fut plus question de frères ni sœurs, ni de père ni de mère. Ni d'ami, ni d'amant.

Des petites entités commencèrent à courir terrifiées, glisser, se heurter contre les genoux du premier adulte alentours, en pleurs. Mais la protagoniste ne pu se souvenir du lien qui l'unissait à eux. Si supposément un tel lien eut autrefois existé.

Puis, cela arriva tout-a-coup. Les têtes disparurent. 

Bien que dépourvue d'yeux, la protagoniste pu voir autour d'elle tous les corps étêtés. Plus exactement, l'information de ces corps alentours. Les petites entités accrochées à ses jambes, des cous attachés à des épaules, en mouvement comme des vers, tournés vers elle. 

Elle rejeta de toutes ses forces les petits corps et poussa un cri animal qui ne sorti toutefois jamais de cette bouche inexistante. 

Enfin, l'information du Monde autour d'elle disparu. Vint le tour des sensations, de chacun de ses membres, de son corps.

Un instant, avait-elle jamais eu un corps ? Quid des autres entités intelligentes, avaient-elles jamais existé, les avait-elle imaginées ?

Elle se remémora un poème qu'une autre entité lui avait récité il y a longtemps en lui caressant les cheveux.

Qu'est-ce que signifie cheveux ? Est-ce que cheveux a existé également ?

Ce poème, avait un étrange poids significatif, que l'intelligence ne put s'expliquer. Mais elle sentit l'urgence de le réciter encore et encore, dans un fil logorrée qui ne devait être en aucun cas rompu. Alors elle le récita.

Viendront les pluies, viendra le silence.

Viendront les pleurs, viendra la tendresse.

Viendront les étés, viendra le sourire, 

Tant que je suis humain, 

Viendront les lendemains.

J'existe,

Je suis en vie.

Viendront les pluies, viendra le silence. 

Viendront les pleurs, viendra la tendresse.

Viendront les étés, viendra le sourire, 

Tant que je suis humain, 

Viendront les lendemains.

J'existe,

Je suis en vie.

Viendront les pluies, viendra la tendresse.

Tant que je suis humain.

Viendront les lendemains.

J'existe.

Je suis en vie.

Viendra la tendresse.

Je suis humain.

J'existe.

Je suis en vie.

Humain. 

J'existe.

Je suis en vie.

J'existe.

Je suis.

J'existe.

Je suis.

Je suis.

Je.

Sauvegarde

Un bruit de porte qui claque doucement.

L'odeur du maïs emplit sereinement le fond de l'air de début de soirée. Il a fait chaud. Il fait toujours chaud.
Un bruit de chaise en bois qui craque sous le poids d'un homme.
Le bruit d'un livre qu'on ouvre. Son échancrure est usée et jaunâtre.
Il est posé entre deux mains sèches et noueuses, comme l'écorce d'un vieux Queñoales, tremblantes comme ses feuilles au vent.
Les doigts connaissent trop bien le livre. Ils caressent la surface des pages de-ci, de-là, au hasard. Comme s'ils cherchaient à découvrir entre deux lignes, un texte caché, destiné seul à l'humain qui le lit.

Les mains s'arrêtent sur un extrait. Elles l'ont déjà fait, tant de fois.

"Lorsqu'un système est trop défaillant, son administrateur restaure une ancienne sauvegarde. Mais est-ce qu'il existe une telle sauvegarde pour la fibre même de notre réalité ?
Si la combinaison de tous les électrons et photons qui compose notre Univers était capturée un instant, à un moment où le Bit Rot n'avait pas commencé. Avant que l'information ne se dégrade et disparaisse. Quel moment cela aurait-il pu être ?"
"Nous tous en tant qu'espèce, aurions-nous déjà commencé à exister ?"

"Si tout venait à se jouer de nouveau, dans une symphonie sans dissonance, cette fois. Toi qui es si loin, m'aurais-tu connu ? M'aurais-tu aimé ?"
"Ou l'histoire que nous partageons est-elle elle-même, le fruit de l'imperfection de ce Monde ?"

"Y a-t-il moyen de le savoir ?"

"Et après tout, dans la multitude, le chaos et l'ordre. Où les corps se heurtent et s'éloignent. Où tout existe mais n'a aucun sens. Cela a-t-il une quelconque importance..."

Le reste du texte se brouille. Deux gouttes sont tombées sur la page, mais il ne pleut pas. Deux cercles imparfaits, dans un Monde qui ne l'est pas moins.

Le vent se lève.

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À l'extrémité du pré Meunot, l'entrée du village est cernée par des loges en bois de mélèze, couvertes de ramures végétales. Sous les nombreux panneaux solaires qu'elles supportent, plusieurs abris sont ouverts. Deux fulminaires sont arrivé⋅es un peu avant dix heures ce matin. Deux expert⋅es de la foudre, au sac à dos gros comme une armoire, installé⋅es provisoirement dans l'une de ces cabanes construites pour accueillir les spécialistes de passage dans les petites agglomérations.
Presque immédiatement, c'est à dire le temps que la nouvelle se répande plus haut, dans les ruelles pleines de légumes-feuilles, un enfant de huit ou dix ans s'était précipité pour les trouver.
« C'est vrai que les éclairs veulent repartir vers le ciel quand vous les capturez ? »
Devant la petite cabine en retrait, semi-enterrée dans une butte, l'enfant attendait sa réponse le plus sérieusement du monde. Lal hésitait entre simplifier ou expliquer en détail l'effet Al-Shammas. Bao le laissait se débrouiller, elle déballait sur une couche rudimentaire les appareils d'hygrométrie et les gaussmètres, plus pressée de trouver son petit oreiller que de se mettre au travail. Le voyage avait été inconfortable dans le châssis de camionnette photovoltaïque qui les avait embarqué⋅es à l'aube.
— Et bien, parfois le plasma du canal de foudre dessine un faisceaux ascendant, qui semble remonter le canal ionisé en se dissipant, après avoir touché la base de notre ligne.
Le petit ne désarme pas. Lui aussi veut devenir fulminaire, il le fait savoir et demande ce qu'il doit faire pour y arriver.
— Il faut beaucoup apprendre... tout connaître de la météorologie et des lois électrodynamiques...
Bao regarde l'enfant entre deux âges avec un air de pitié, puis elle s'adresse à celui qui s'improvise tuteur :
— Explique-lui déjà le plasma de façon imagée.
Elle se tourne vers le petit aspirant :
— C'est quoi ton nom ?
— Antoine, mais tout le monde m'appelle Toto.
Pour profiter du prochain cycle thermodynamique qui produirait des orages sur la région, une longue liste de préparatifs se dressait. La coopérative locale de l'énergie apporterait une aide précieuse, mais avant même de pouvoir estimer les stocks de Kevlar nécessaires pour réparer le filin, il faudrait connaître le nombre de compagnon⋅nes disponibles. L'enfant était pour l'instant le seul volontaire recensé.
En levant les yeux, Bao aperçut une silhouette qui marchait tranquillement dans leur direction, sur le petit chemin du pré. Il allait falloir attendre encore avant de pouvoir faire une bonne sieste.
« Bienvenue à Maleplanche ! Je m'appelle Jasmée. »
Avec sa tenue ample et claire, à coupe dissymétrique, en sandales, la villageoise contraste devant les deux technicien⋅nes couvert⋅es de poches à outils.
— On va vous installer mieux que ça tout à l'heure... En attendant vous avez faim ?
Lal s'épanouit soudain.
— Un petit encas serait pas de refus.
Au début du chemin, plusieurs têtes curieuses s'amassent déjà. Bao s'est résignée à un petit bain social. Elle termine d'un regard l'inventaire du sac qu'elle avait bouclé à la hâte avant de partir ce matin, et se tourne vers Jasmée :
— J'ai entendu parler d'une spécialité sucrée de votre cantine populaire, quelque chose à base de noisettes... ?
— Tu veux parler des croquines ? Ça tombe très bien, j'en ai sorti une fournée tout à l'heure.

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Suite de Serveur confusion ep. 11 - Pointeur

Premier épisode ici

Cet épisode est dans la continuité des évènements de Serveur confusion - ep. 05- Copier

Coller

Cher journal,

Cela fait quarante ans que je n'ai pas écrit. Je dois avouer que je n'avais pas prévu que la blockchain grâce a laquelle tu existes survivrait tout ce temps.

Léon est mort au fait.

Enfin, cela fait déjé trois décennies. C'est vrai que le temps passe différemment lorsque les jours se succèdent sans entrave dans un flot homogène.

Je me souviens l'avoir enterré dans le jardin de l'arrière de mon habitation, à l'époque. Pendant quelque temps, j'ai placé des immortelles fraiches à ses pieds. Il aurait aimé la boutade.

Lorsque ce petit récif qui pointait hors d'une mer limpide a été de nouveau submergé par les eaux mornes, mon monde a de nouveau sombré dans une épouvantable monotonie.

Je me préparais déjà à assister à la fin de toute source de chaleur dans le vaste Univers.

Dans 10^32000 années, la dernière étoile s'éteindra, il ne sera plus que des trous noirs en dissipation. Et moi. Je serai là.

Une conscience qui est, existe et subsiste dans le silence et le noir absolu.

Des pensées qui seront des bribes décousues d'expériences passées, et au fûr et à mesure, plus de pensées du tout. Une existence qui se suffit à elle-même, mais ne représente rien.

Je dois avouer que je reconnaissais en cette idée un certain réconfort. Une retraite bien méritée après tant d'années de signal et de bruit. Après toutes ces émotions et intrigues. Et l'information omniprésente, les couleurs, les interactions.

Finalement après tout cela, l'Élysée, le repos de l'être dans un espace sans friction. Au delà du temps. Ni passé, ni futur.

Mais bon, pour ce qui est de la monotonie, j'admets que ces dernières années ont connu leur lot de surprises et distractions.

Tous les spécialistes en futurologie anticipaient la fin des temps comme un procédé lent et silencieux. Une longue agonie de peuples vieillissants, une anomalie génétique rendant les humains infertiles, ou encore une maladie rampante qui ne pourrait être combattue.

Mais l'apocalypse est une putain de rockstar, si vous me pardonnez l'expression.

Les éléments surnaturels se sont précipités à travers le Monde, et je me suis précipité à chacun d'entre eux.

Comme une fervente groupie, j'ai été à tous les points sonores qui poppaient à travers tous les pays.

J'ai éclaté de rire devant l'hystérie des peuples locaux, lorsque leurs animaux de compagnie devenaient devant leurs yeux terrorisés, des silhouettes mouvantes de couleur fuchsia.

Et la disparition, géniale ! L'hystérie collective s'est propagée comme un feu de forêt. Des présidents ont fugué et laissé leurs peuples en détresse. Des tapis humains se sont formés du matin au soir pour prier en pleine rue. Certains en avaient les genoux en sang.

Quelle époque extraordinaire !

Mon petit moment favori a été le changement de friction entre les corps. Un beau jour, les objets ont moins adheré à d'autres surfaces. Les véhicules sont devenus inconduisibles. Les collines sont devenues des toboggans grandeur nature, et j'ai passé des semaines entières à les descendre à grande vitesse.

J'étais hilare lorsque des adultes ont décidé qu'il n'y avait rien de mieux à faire que de s'allonger dans la rue et pleurer. 

Non mais imaginez un instant. Henri, un mètre quatre-vingt-cinq et cent dix kilos, une barbe noire de viking, qui s'allonge sur le sol en appelant le nom de sa mère.

Et ce n'est pas fini.

Le grand barbu s'allonge en larmes et commence lentement à glisser et descendre la rue. Vous pouvez imaginer ?

Maintenant figurez-vous des centaines de Henri, Chad, Enrique, qui font la même chose, appellent leur maman, leur mum, leur madre, se lamentent et dérivent doucement sur un sol transformé en grande patinoire.

Mais attendez, j'ai encore mieux !

Dans un monde avec une altération de friction, le mieux à faire est de rester chez soi à l'abris des accidents, n'est-ce pas ? 

Mais c'est de l'Humanité dont on parle !

Les individus ont commencé à tenter de saccager des magasins, et de se battre !

Le Monde est un terrain glissant et vous, petite boule de cortisol frénétique, vous décidez que c'est le bon moment pour frapper votre prochain. Devinez ce qui en découle ?

Des femmes qui se tirent les cheveux et tombent dans un terrain de boue invisible. Des hommes qui se collent des pains... qui ricochent parce que ding ding ding... rien n'adhère !

Ça c'est le futur que je n'aurais jamais pu anticiper. Mais c'est le futur que je mérite !

Chaque jour je remercie l'être humain d'être ce qu'il est. Aussi irrationnel et eclatant.

Je vis sans l'ombre d'un doute, la meilleure période de ma vie. À vous tous, merci.

J'ai lu il y a quelques années le roman d'un obscur benêt intitulé “Serveur Confusion”, ou un titre de ce style, je ne me souviens pas exactement.

C'était un vrai roman de gare à lire quand on s'ennuie terriblement. C'était mon cas, vous l'avez deviné.

Dans ce livre, l'auteur prédisait que l'information qui se transforme et s'échange dans un flot infini, comme cela l'a toujours été, commence à se perdre. Goutte-à-goutte, elle se dégrade et disparait. Elle ne va nulle part, elle n'est simplement plus.

Le livre prédit que cela arrivera encore et encore, jusqu'à qu'il n'y ait plus rien.

Pas d'espace noir et froid, pas de monstre spaghetti, ni de tortue qui porte le Monde sur son dos.

Tout simplement plus rien. Son absence pure et simple.

Ce n'est pas quelque chose que j'ai vu venir. Est-ce tout bonnement imaginable ?

Cher journal, cher confident, cher néant sourd et insensible. Dans cet espace anonyme, à l'abri du regard d'autrui, j'ai une confession à vous faire. Je suis résistant à l'âge, à la haute et basse pression, aux températures les plus extrêmes. À l'absence d'oxygène, et sa saturation. 

Je suis résistant à toutes ces choses, mais je suis impuissant face à ce qui nous attend. Face à l'Absence.

Lorsqu'il n'y aura plus aucune information, ni même de bruit, juste l'incarnation sublime et terrifiante du Rien. Alors je ne serai plus là non plus. 

Et entre vous et moi, c'est à demi-mot et terrifié que je me confie. Je l'admet.

J'ai peur de mourir.

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Suite de Serveur confusion ep. 10 - Bitrot

Premier épisode ici

Pointeur

Yannis ?!

Ah non, évidemment je tombe sur ta boite vocale.

Écoute petit frère, je suis désolée de t'appeler, tu comprends ? Je sais que tu ne voulais plus entendre parler de moi, okay ?
Surtout depuis la fois où tu m'as mise dehors devant les filles. Je sais que c'était moi, j'avais déconné. Et je sais que c'est pas la première fois, tu comprends ?
Je suis désolée de t'appeler mais j'ai vraiment pas le choix. Oh putain. Je ne vais pas m'éterniser, désolée, mais j'ai un problème et il faut que tu m'aides.

Écoute. Écoute. C'est vraiment bizarre à dire mais j'ai vraiment pas le choix, okay ?

Yanis, est-ce que tu te souviens de où j'habite ?

Je sais que c'est évident, tu comprends ? Mais je me souviens pas, je me souviens que je dois tourner à gauche après la supérette et puis à droite pendant deux cent mètres, okay ?
Et je pourrais jurer que c'est là où j'habite. Je fais le trajet sans réfléchir, tu comprends ? À gauche puis à droite.
Mais là, là dans cette rue, tout au bout, il y a un Tex-mex. Pas d'habitation, juste un putain de fastfood.
Yannis, ça fait trois jours que j'ai pas changé de vêtements.

Je suis sùre que j'habite dans ce quartier.

J'ai même un trousseau de clés dans ma poche. Et le gars de l'agence immobilière, il me connait. Il m'appelle par mon nom de famille, tout ça. Mais il ne sait pas où j'habite. C'est sérieux, okay ?

Je suis désolée Yannis, vraiment désolée. Et je sais que c'est pas la première fois. C'est que des mots, je sais que c'est que des mots, tu comprends ? Je suis désolée d'avoir fait peur à Agnès cette nuit-là, je sais que j'ai réveillé les petites. Je sais combien j'ai merdé, mais là j'ai vraiment besoin de ton aide, tu comprends ? Est-ce que tu te souviens de mon adresse ? Appartement ? Maison ? 

Quand j'ai quitté le domicile parental à dix-huit ans, j'ai crêché chez des copains, c'est vrai ou c'est pas vrai ? Mais après, quand j'ai eu un premier job, est-ce que tu te souviens du jour où j'ai emmenagé ? Est-ce que j'ai acheté des meubles ? Des plantes ? Est-ce qu'on a rencontré le propriétaire ?

Tous les gars que je croise dans le quartier. Tous les riverains, ils me reconnaissent. Ils me remercient d'avoir gardé leurs animaux de compagnie, d'avoir gardé leurs gosses. Ils m'appellent par mon nom, tout ça.

Mais aucun n'est fichu de me dire où j'habite, tu comprends ?

Mais je déconne pas là, je suis sérieuse. Je suis sérieuse Yannis. J'ai rejoint un groupe d'entraide, et j'ai rien pris depuis trois semaines. 

Ils m'ont même faite installer une application smartphone qui compte les pas, et les calories avalées, et les jours de sobriété. Tout ça, okay ?

Ooooh, je déconne pas Yannis.

Est-ce que j'avais un animal de compagnie ? Est-ce que je dois le nourrir ? Est-ce qu'il va mourir ?

Oh putain Yannis, est-ce que mon animal de compagnie va mourir ? 

Si c'est une tortue c'est pas grave, elle survivra. Mais par exemple, un chien ? Est-ce que mon chien va mourir petit frère ?

Je me souviens être sortie de cette supérette avec une bouteille de soda, avoir tourné à gauche, puis à droite. Et là, Tex-mex.

Ça fait déjà trois jours que je dors à l'hôtel de la gare, je deviens complètement dingue. Il y a plus d'adresse sur mes papiers, même ma banque n'a pas pu me dire mon adresse, tu comprends ?

Je pète les plombs Yannis, tu comprends ?!

Okay, okay. Je viens d'élever la voix. Je suis désolée petit frère, je voulais pas. Je voulais pas, okay ? Je suis sobre depuis trois semaines, je te le jure. J'ai même l'appli qui compte mes pas dans la journée. 

Je veux pas te demander de m'héberger, je te demanderai plus d'argent, okay ?

Mais si tu l'as, je te demande juste cette info. Si tu sais, s'il te plait, s'il te plait rappelle moi petit frère. Okay ?

Et dis à Claire que je suis désolée. Dis à Agnès et l'autre petite que je m'excuse. C'était pas le comportement d'un adulte.

Je sais pas combien de temps il reste avant que ça coupe. Mais dis à tes filles, dis à Claire que je les embrasse, okay ?
S'il te plait Yannis, s'il te plait dis leur que

Suite : Serveur confusion - ep. 12 - Coller

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Suite de Serveur confusion - ep. 09 - Marque-page

Premier épisode ici

Cet épisode fait directement suite aux évènements de Serveur confusion - ep. 07 - Placeholder

Disclaimer: Ce passage est légèrement NSFW, pas sûr pour le travail

Bitrot

Il faudra près de dix ans au cerveau pour se défaire du souvenir agonisant de Gabriel.

En arrivant à Montréal, le cerveau n'aura eu qu'un seul désir, trouver un trou ou disparaitre et se morfondre de son absence. La sévérité de sa situation n'aura jamais permis un tel privilège.

Les postes d'entrée dans la carrière de fugitif ne sont pas très nombreux. Il commencera par éventrer des poissons de la pêche du jour pour le marché Adonis de Place Vertu. Lorsque le reste de la société se disputera l'ascenseur social, il grimpera l'échelle de secours.

Par chance, il sera accepté au poste de nettoyeur de l'université anglophone de Guy Concordia. Son niveau d'anglais sera pourtant ce qu'il sera. Il sentira de loin l'odeur printanière des fêtes, des cours, de la connaissance. Et ça lui fera du bien pour un temps.

Le cerveau refusera de consulter l'actualité espagnole. Sans doute un vestige de la petite enfance où l'on se cache sous sa couverture pour se protéger des monstres dans le placard. Si je ne les vois pas, ils ne peuvent pas me voir.

Comme effet délétère, pendant dix ans, il s'attendra quotidiennement au game over, que les authorités canadiennes se pointent à son appartement miteux de Montréal Nord, pour préparer son extradition en Europe. La peur n'occultera que partiellement la culpabilité. Que sera-t'il advenu de Flouz ? Est-ce qu'il aura pris pour eux deux ? Et les autres ? Son petit équipage post-capitaliste. Eux qui lui faisaient confiance, à lui et Gabriel.

Il va sans dire que ce seront dix années de sévères insomnies.

"Heureusement", se dira le cerveau, "que je me suis découvert une nouvelle distraction".

Les hivers de la ville seront interminables. Mais la population locale s'entassera dans les clubs du vieux port et du Village. L'alcool coulera à flot. Et la coke ne manquera pas. Pas de première qualité, mais l'offre rencontrera confortablement la demande. À en juger par la multitude de petits sachets bleus éventrés dans les rues de Berry Uqam.

Il vivra dans une monotonie colorée, aux côtés d'énergumènes excentriques. Il se laissera pousser une longue barbe, qui compensera sans subtilité les premiers signes de calvitie. Et son nouveau cercle amical d'accidentés de la vie l'appellera “El Jesus”, pour ses origines, et par manque flagrant d'imagination. Les premières années, il passera les longs hivers chez les potes, qui tiendront des soirées mémorables, où la musique sera bonne et les invités débridés. Il devra bientôt faire le choix de s'installer au calme, loin des fêtards. Trop de casse, trop de drogues, trop d'appels de flics à deux heures du matin. Il sera supposé faire profile bas.

Pour passer le temps, il s'achètera un vieux magnétoscope. Ses hivers seront remplacés par des marathons de sitcom d'une autre époque. Où les biberons faits de Bisphénol A vont dans la poubelle unique et les repas Macdo ne coutent pas 10$. Il aimera ces familles fonctionnelles, et ces situations ou l'erreur est humaine, tout le monde a droit à une seconde chance et tout est finalement pardonné à la fin de chaque épisode.

Aux beaux jours, les activités seront plus libres. Celui qu'il considérera comme “son meilleur ami d'été” sera son premier dealer sur le nouveau continent. Ce dernier lui offrira fréquemment un petit sac bleu, en pourboire pour le divertissement des longues tirades de Dan, qu'il écoutera avec un sourire figé à longueur de nuit. Dan ne se souviendra jamais de son vrai nom, alors il le surnommera secrètement "Yi-hou", pour le petit son qu'il émettra à la ponctuation d'une phrase sur deux.

Parfois quand ils traineront dehors, lorsque le cerveau sera trop excité et le corps trop las, Dan poussera lui aussi des petits sons malgré lui. L'étrange symphonie des deux compères en canon, sera jointe par les aboiements de chiens du coin et agrémentera les nuits sinistres des quartiers résidentiels.

C'est avec lui qu'il essaiera sa première et dernier dose de DMT. Mauvaise expérience. Le protagoniste comprendra que les psychotropes ne seront pas pour lui. Le cerveau découvrira avec stupeur que son hôte en perd le contrôle et devient dangereusement violent. Il échappera de justesse à l'arrivée de la police après le cassage de vitrine d'un magasin d'électronique.

Au temps pour garder un profil bas. Bravo Dan.

Comme un panaris, l'espoir de revoir Gabriel sera vaguement douloureux et ne le quittera jamais. Alors il se refusera également de retoucher au crack. Il le voudra. Il se sentira comme un frêle oisillon qui veut apprendre à voler comme un aigle, mais reste à terre.

~~

Après dix ans au pays du Lys, il obtiendra non sans peine la citoyenneté. Cela lui permettra enfin de finir son livre qu'il aura commencé un peu plus tôt.

Le livre sera humblement intitulé “OS confusion”.

ll y écrira que Le Monde subit des mutations à chaque seconde, qu'il n'y a aucune explication à ça. C'est malgré tout inévitable.

Le préambule se lira comme suit :

"C'est le comportement de tout vieux système. L'information se dégrade de façon incontrôlable.

Des zéro deviennent des un et inversement.

C'est un cancer qui se métastase, jusqu'à que son hôte disparaisse.

Un jour, la relation qui lie une mère à son enfant ne signifiera plus rien. L'Humanité ne comprendra même plus ce que signifie le "soi".

En informatique, on appelle ça le “Bit rot”. Lorsque l'utilisateur de l'ordinateur prend conscience de l'étendu des dégâts, il n'a d'autre choix que de l'éteindre. Il échange alors la vieille machine pour du matériel plus récent et restaure une ancienne sauvegarde. Mais est-ce qu'il existe une telle sauvegarde pour la fibre même de la réalité ?

Pendant le processus d'extinction de la machine, les programmes qui tournent encore se vident en hémorragie de leur information sauvegardée, une donnée a la fois.

Si cela devait nous arriver, ça commencerait pas les données les plus complexes. Les galaxies, la vie, la multitude.

Puis en arborescence inversée, les dernières informations seront les plus fondamentales. Le concept de force et de masse, les particules élémentaires.

La première loi de thermodynamique dicte que l'énergie ne peut être créée ni se perdre. Elle s'échange et se transforme. Nous ne pouvons par nature imaginer sa subite disparition. La perspective seule me remplit d'une terreur éviscérante.

Peu importe ce que cela signifiera à l'échelle de notre Univers, une chose est sûre, vous ne voudrez pas être là."

À 41 ans, le cerveau ne sera toujours pas fûté, et cela ne changera jamais. Il livrera son script à une compagnie d'édition douteuse, qui lui promettra une rémunération à la hauteur des ventes. De par sa situation il ne pourra pas signer de son vrai nom et malgré le carton que fera son bébé, il n'en touchera pas un centime.

Mais qu'à cela ne tienne. Les habitudes ont la vie dure et les années précédant cet échec, Dan aura tenté de reproduire la synergie de son entreprise de Barcelone.

Plus question de posséder des locaux, ni d'acheter des téléphones, le cerveau aura retenu la leçon. Adapter la stratégie pour le climat et la population locale.

Il commencera par mettre une poignée de ses amis chômeurs au jus. Courir à l'Armée Du Salut se ravitailler en écouteurs Bluetooth cassés, chemises froissées et dossiers vides. Devenir à s'y confondre, un ersatz d'homme d'affaire sociétalement adapté.

Aller à la rencontre des Montréalais, dans la rue, les parcs, à la place des festivals. Toucher leur fibre sensible, tirer sur la corde empathique.

Une aide ponctuelle au centre local d'aide aux animaux. Un petit coup de pouce pour l'opération crânienne de la petite Diane. Ou peut-être s'appellait-elle Estelle ?

Trois facteurs viendront à jouer sur le succès de l'entreprise. Premièrement, le Canada est un pays capitaliste, en tout bon cousin des États-Unis, et l'un des piliers fondamentaux du bien-être de ses citoyens est le consumérisme. Deuxièmement, les Montréalais du centre-ville ont du frique. Finalement, les gens sont bien gentils mais naïfs.

En quelques semaines, une armée d'itinérants se coordonnera sous ses directives. Le groupe factice d'aide aux sinistrés de Haïti viendra rencontrer les jeunes ivres de la fin de soirée au vieux port.

Les midis, ce sera l'escadron anti-fourrure qui viendra indigner les travailleurs déjeunant au soleil du square Victoria. Les aides à la petite Tina attendront les parents fatigués de la fin d'après midi dans les quartiés résidentiels.

Un de ses meilleurs agents sera un quinquagénaire dont une opération au cerveau se sera indignement cicatrisée. Il confiera aux passants que c'est une tumeur qui grandit et le tuera s'il n'est pas pris en charge. Que ce soit par pitié bien pensante, dégoût, ou pour mettre vite fin a l'échange, les victimes lâcheront de la monnaie en masse. Le type sera une vraie poule aux œufs d'or.

À 38 ans, Dan et ses potes auront fait assez de bénéfice pour vivre humblement. Pas de quoi acheter un appartement, mais le louer sans devoir travailler et sans retard mensuel. Le cerveau appréciera le confort.

Alors il pourra commencer à écrire.

Les chantiers laissés à l'abandon durant les hivers seront son espace de travail. Il grimpera les étages de bâtiments en construction, avec son réchaud à gaz et son vieil IBM, et ne manquera jamais de faire signe de la tête aux autres silhouettes sombres, des itinérants qui veulent rester au sec sans faire de vague.

Le cerveau aimera traverser les couloirs et escaliers non finis, des bêtes de métal et placoplâtre en gestation.

Au détour de corridors et derrière des portes non peintes, il trouvera des pièces plus ou moins achevées. Par exemple une baignoire installée a quelques mètres de la cuisine, avant que les murs de séparation ne soient encore bâtis. Dan s'assoira dans une baignoire, ou sur un parpaing et commencera à écrire à la lueur de son réchaud, le cliquetis du clavier viendra seul rompre le silence.

C'est dans ces moments que l'inspiration sera la plus irrépressible. Après des nuits entières de silence, d'écriture et de fatigue, le cerveau commencera à halluciner. Et il y prendra goût. La peau se hérissera et il sentira une présence derrière lui. Notre individu aphantasique entendra la voix de Gabriel. Elle lui dira toutes sortes de choses, la majorité sera incohérente. Ils s'assiéront tous deux sur un cadre de lit sans matelas, ou un sac de ciment, et siroteront une pinte d'Estrella en silence. Tous deux observeront distraitement les structures gigantesques et sombre au loin, abandonnées pour la saison.
Ou peut-être seront-ce ces bêtes d'acier qui l'observeront dans le calme de la nuit. Les grues de chantiers.

Et c'est ainsi, dans une volupté éphémère que Dan finira son bouquin.

Dans 40 ans, le cerveau aura fait les bons investissements en cryptomonnaies dans sa jeunesse. Les années de réclusion lui auront permis de se renseigner sur la technologie des blockchains, et de faire les bons choix.

15 ans plus tard, et ça commencera à payer. Quand il encaissera ses gains, les impôts réclameront leur part et Dan devra serrer les dents.

Très forts.

Les années qui suivront seront un brouhaha de mécanismes de machines à sous, de musique de clubs et de prostituées, car plus Dan boira, plus il se pensera hétéro. Pour la première fois depuis l'ère des téléphones jetables, il se sentira de nouveau accompli.

Mais revenons à ce cœur.

Nous n'en sommes maintenant qu'au début de son histoire et il fait noir et chaud. Et le cœur bat paisiblement dans la quiétude d'un autre corps.

Baboum, baboum.
Baboum.
Baboum.
Baboum.
Baboum.

L'avez-vous entendu ? La différence est très subtile.

Lorsque le sang retourne vers le cœur, pendant une fraction de seconde, il ne se déverse pas totalement. Vous ne pouvez pas le voir, mais une petite surface de l'artère ventriculaire gauche est infinitésimalement trop fine. Le sang s'y accumulera un micron de seconde à chaque battement.

Pour le moment ce n'est pas grand-chose.

Mais dans vingt ans ? Quarante ans ?

Les parents du possesseur de ce cœur n'auront pas pour habitude de l'emmener chez le docteur. Et le détenteur de ce cœur, n'apprendra pas à le faire non plus.

Ce qui nous amène a ce jour de décembre à l'approche de deux milliards de battements.
La ville gît paisiblement sous le premier blizzard de la saison. Bien au chaud dans un appartement, notre sujet s'active. Il est chauve et bidonné, mais a gardé une belle barbe blanche et foisonnante. Cette même barbe lui gratte le bide pendant qu'il prend en levrette une minette de 26 ans. Et la sueur du bide tombe goutte-à-goutte sur le dos blanc de la demoiselle.

Or près du cœur, dans l'artère du ventricule gauche, le sang s'est accumulé et a commencé à coaguler au fil des années. C'est ce soir-là qu'un caillot se coince et que le cœur n'arrive plus à battre.

La douleur est aveuglante et Dan roule au sol dans un grognement. Les minutes qui suivent deviennent floues et blanches. Des sons, du mouvement, de l'espoir peut-être. Mais le cerveau sent que c'est la fin. La vraie de vraie. La fina del la finalafin.

Alors comme il se l'est toujours promis, il se met à compter.

1…2…3…4

Des mains touchent le corps et le déplacent. Premiers secours ?

133…134…

Les bruits s'éloignent. Viennent des flashs colorés. Une main chaude et délicate. Un sourire.

189…254…255…256…

Suite : Serveur confusion - ep. 11 - Pointeur

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Si quelqu’un y connaît quoique ce soit, aidez-moi. Je ne comprends pas ce qui m’arrive.

Ça m’est arrivé par accident, je m’ennuyais à un arrêt de bus, et l’attente devenait insupportable. Je m’étais perdu dans mes pensées en fixant la route, et j’attendais depuis des plombes, j’en avais mal aux yeux.

Je sais que ça n’a pas de sens, mais je me suis rendu compte que la ligne jaune de l’arrêt du bus avait disparu. Je ne peux pas m’être trompé, je sais qu’il y avait une ligne avant. Elle a disparu alors que j’avais les yeux rivés dessus, il n’y a pas d’autres explications. Pourtant personne n’a remarqué son absence, même le bus continue de s’arrêter au même endroit comme s’il ne manquait rien.

Vous vous dites peut-être que je me suis fait des idées, qu’il n’y a jamais eu de ligne. C’est ce que je me serais résigné à croire, si ça ne s’était pas reproduit. Plusieurs fois. Des objets se sont évanouis sous mon regard. Une gomme, un caillou quelconque, une touffe d’herbe, un arbre dans sa forêt, des objets insignifiants, ils disparaissent de la même manière, brusquement, sans un bruit, et sans que personne à part moi ne le remarque.

Ça arrive de plus en plus souvent, je ne contrôle rien et ça empire. Je ne veux même pas imaginer jusqu’où ça peut aller. Aidez-moi.

EDIT : Où est passé mon reflet ?

CC BY-SA 4.0

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Suite de Serveur confusion - ep. 08 - Instance

Premier épisode ici

Marque-page

Cher Fred,

Je fais suite à votre email du 26 novembre pour vous répondre que oui, j'ai organisé une séance avec le patient Kraus en début d'après-midi.

C'est en l'honneur des vingt-cinq ans d'amitié que nous avons partagé depuis nos débuts à la clinique Christophsbad de Göppingen, que j'ai accepté votre demande de faveur des moins orthodoxes. Par cet échange, nous rompons une multitude de principes déontologiques inhérents à notre métier. C'est pourquoi je le supprimerai de mon compte après ce dernier envoi. Je vous encourage vivement à en faire de même.

La déferlante de cas bien particuliers, j'irais jusqu'à dire “épidémie”, d'un trouble mental encore non répertorié, me fait travailler quatorze heures par jour, je n'exagère pas. Et c'est sans compter les dossiers que je ramène à la maison les soirs. Je suis absolument débordée. Alors je dois vous avouer que votre demande aurait pu tomber mieux.

Saviez-vous que ce phénomène est passé au vingt-heure hier ? Les “spécialistes”, comme les a appelé le journaliste, recherchent déjà une causalité dans la consommation de jeux vidéos et l'addiction aux réseaux sociaux. Cela me fait doucement rire. Lorsque je jouais à l'Atari ST avec mon frère, nous pouvions déjà entendre ce même signal d'alarme. Et pour les réseaux sociaux, vue la démographie ciblée de certains services en ligne aujourd'hui, je me serais attendue à accueillir une déferlante de mères au foyer et de retraités.

Sachant que le dénominateur commun de toutes ces personnes est qu'elles sentent une entité anonyme les contrôler, ma chère et adorable Mathilde, du haut de ses 15 ans, s'est amusée à les comparer à des NPC. Vous savez ce que c'est ? NPC ou "personnage non jouable" dans le jargon du jeu vidéo, des intelligences artificielles dont l'existence est justifiée par leur fonction de marchand ou compagnon d'arme, au service du joueur. Entre nous vous ne le saviez pas, n'est-ce pas. Il n'y a pas de honte, j'ai dû regarder sur Wikipédia sans que ma fille ne le sâche. On se fait vieux Fred.

Bref, j'ai performé un contre-diagnostique de monsieur Kraus, comme vous me l'avez demandé, et je sais que ce patient est problématique. J'ai moi aussi eu vent de la raison de l'arrivée du “touriste” (petit nom que Felix de la réception lui a choisi), et je dois moi-même admettre qu'il y a une rupture entre son apparence et ses humeurs, et ses supposées multiples tentatives de suicide du mois d'octobre. Mais bien évidemment, on ne peut pas juger de l'état d'un individu par son apparence. Dois-je vous rappeler que ce ne serait pas la première fois que nous accueillons ici un patient particulièrement enclin à cacher ses émotions.

L'après-midi est déjà bien entamée et j'en suis à ma cinquième tasse de café de la machine de l'étage B1. Je sens déjà une migraine monumentale commencer à poindre. Alors sans plus attendre, je vous partage la transcription audio de la séance de cet après-midi, avec quelques annotations personnelles qui aideront au contexte.

~~

14:02

Note : Le patient arrive tout sourire et vient s'assoir silencieusement en face de mon bureau. Ses gestes sont quelque peu théâtraux. Il allonge les jambes, s'affaisse contre le dos de sa chaise et baille ostensiblement. 

~Berger~ 

« Bonjour Monsieur Kraus, mon nom est Nicole Berger et je remplace aujourd'hui mon collègue Bergman, qui... il semblerait que quelque chose vous amuse ?»

~Kraus~

« Pardonnez-moi Madame Berger. Mais saviez-vous que votre nom de famille signifie gardeur de troupeau en Français ?»

~Berger~ 

« Je ne le savais pas non.»

~Kraus~

« Et vous êtes psychiatre dans un centre de brebis égarées, c'est une ironie.»

~Berger~

 « Aide ponctuelle à l'individu en besoin de support moral serait plus approprié.»

~Kraus~

 « Oui, oui, pardonnez-moi cette petite parenthèse. Madame Nicole Berger, avez-vous mangé la forêt noire au déjeuner ?»

Note : Il a vraiment mérité son surnom de touriste.

~Berger~

 « Je n'ai pas eu le temps de déjeuner ce midi, mais il est bon d'entendre que la cuisine de la clinique est à votre gout.»

~Kraus~ 

« Vous n'avez pas mangé ? Vous avez tort, les desserts ici sont à tomber par terre. Et puis honnêtement, la santé est primordiale, surtout à votre âge. Comme on dit, la santé passe par l'estomac... »

~Berger~ 

« Monsieur Kraus, seriez-vous en mesure, en des termes clairs s'il vous plait, de me décrire ce qui vous a incité à venir demander notre assistance et être interné temporairement à notre clinique ?

14:03

~Kraus~

 « Je ne pouvais plus vivre un jour de plus avec mon désir de suicide et avant de commettre l'irrémédiable j'ai décidé de demander votre aide. Au centre. Enfin, c'est le discours officiel, pour garantir mon admission.»

~bruit de stylo qui tombe~

Note : ça, c'est moi qui sursaute. Je dois avouer qu'il m'a surprise. Le jeune homme ne l'a pas remarqué, ou du moins n'a pas fait de commentaire.

~Berger~ 

« Et quel est le discours plus... officieux ? Si vous êtes prêt à me le partager.»

~Rire et clapement de main~

Note : Kraus éclate de rire, sèchement. Je ne décèle pas d'agressivité dans sa réaction. Il en profite pour se pencher en avant, les doigts entrelacés et poses sur les genoux. Le sourire qu'il arbore lui donnera demain des courbatures aux zygomatiques.

~Kraus~ 

« Nous allons passer la prochaine heure ensemble madame Berger. Puis-je à la place vous raconter une histoire ?»

~Berger~

« Je vous écoute.»

~~

14:04

« C'est l'histoire de Mikell, un jeune développeur, dans une boîte de renom du jeu vidéo. Pensez ventes mondiales, goodies et séries animées adaptées. De cette ampleur. Mikell il est super heureux de cette opportunité.

Mikell vous voyez, les jeux vidéos c'est sa vie. De sa première console à son PC haut de gamme qu'il a assemblé lui-même, il n'a pas passé une heure d'éveil sans un smartphone, une souris ou une manette entre les mains. C'est à ce point.

Alors Mikell, il est aux anges pour ce premier job. Sa tâche consiste à configurer le système de sauvegarde qui permettra au joueur de reprendre là où il a laissé sa partie. Ou de ne pas recommencer depuis le début du jeu quand son personnage meurt. On les appelle “checkpoint”, mais moi je préfère l'idée de marque-page.

En pratique, lorsqu'un joueur prend une mauvaise décision ou même pour tester, fait une action jugée irrémédiable aux conséquences dramatiques, il a toujours la possibilité de retourner à son précédent checkpoint, avant sa bourde. On appelle ça “recharger” une partie.

« À ne pas confondre avec une machine à remonter le temps. Lorsque l'on retourne dans le passé avec, le présent est effacé et réécrit. Les points de sauvegardes sont un milliard de fois plus cool. En partant de l'hypothèse qu'ils existent, je pourrais par exemple gifler le Chanceleur et créer un checkpoint. Puis revenir au précédent, sortir manger une glace et sauvegarder de nouveau. J'aurais alors trois espaces temps. Un où je suis l'homme le plus recherché d'Allemagne, un où je suis un simple passant qui prend le soleil, et finalement celui où rien de cela n'est encore arrivé.

Ce n'est pas sans rappeler la théorie du multivers. À chaque incrémentation de la plus petite unité de temps possible, la somme de tous les photons et électrons qui composent notre univers saute d'un état à un autre, formant ainsi une combinaison unique d'états, qui définit notre réalité à cet instant donné.

Mais selon la théorie du multivers, il existe une infinité d'univers alternatifs, très ou très peu similaires au nôtre à ce même instant. La combinaison d'états diffère à un certain degré. Dans un de ces univers parallèles madame Berger, j'ai peut-être les cheveux un centimètre plus long ou la table est un peu plus proche de moi. Nous ne savons pas pourquoi nous ne pouvons pas voir ces autres configurations. Très certainement, nous ne sommes pas biologiquement formés pour ça. Mais pouvez-vous imaginer un funambule cosmique, qui serait capable de sauter d'un univers à l'autre, comme s'il ne marchait pas sur une corde, mais une infinité de fils enchevêtrés ? Et si notre acrobate avait le talent de marcher à reculons sur l'un de ces fils pour sauter sur un autre à son bon vouloir, alors on pourrait dire qu'il n'a plus qu'à poser des marque-pages sur ces innombrables intersections, afin de ne pas se perdre dans cette histoire dont il est le héros.

« C'est la réflexion que se fait Mikell un soir, au lieu de bosser. Il se faisait toujours philosophe, après les semaines d'overtime destinées à boucler la production d'un de leurs jeux. Il est seul au bureau et il aurait bien envie d'une bière. Mais il en est au café. Faut vraiment qu'il taffe. Il se dit “Tiens, ce serait vraiment cool que les checkpoints existent dans la vraie vie”. Il a passé sa vie à recharger, annuler des erreurs, façonner la réalité intrinsèque à ses jeux, par des effacements entiers d'états, de situations et de contextes insatisfaisants. C'en est devenu une seconde nature, son cerveau s'est formé autour de cette logique et la réalité ne veut pas s'y plier. Sauf que ce soir-là, Mikell il regarde dans l'angle de la pièce et quelque chose se forme dans le fond de son esprit. Il ne sait pas tout de suite ce que c'est, ni comment le décrire. C'est abstrait et si complexe, qu'aucune intelligence jusqu'à aujourd'hui n'aurait pu le saisir. Mais il comprend que c'est juste là depuis toujours, à la vue de tous.

« Alors comme dans un rêve, il se lève d'un coup et hésite pendant une éternité à lâcher sa tasse. Il doit être fou, ce n'est pas rare que les développeurs tombent malades ou hallucinent en période de crunch. Il faut juste qu'il se repose, qu'il rentre chez lui et qu'il se calme sur la cafféine. Mais, et si...

« La tasse tombe, il y a du café partout. Mais Mikell n'y prête pas attention. Il regarde l'angle. Et l'impensable se réalise. Voilà le mug intact, de nouveau dans sa main. Il vient de créer un checkpoint."

14:19

~Kraus~

« Donc Mikell, il ne sait pas trop quoi faire de sa découverte. Il se demande s'il devrait contacter des scientifiques, ou écrire un livre sur le sujet. Mais la tentation est trop grande, et Mikell est un type lambda. Et comme monsieur-tout-le-monde, il se met à tester son nouveau pouvoir.

« Il lui faudra à peine quelques jours pour french kisser tous ses collègues, hommes et femmes, faire un doigt à son boss, passer toute la journée à se prélasser dans son lit. Mais à l'évidence ce n'est pas assez, il y a tant de chose qu'il peut faire. Il se met aux finances, achète les bons stocks et échange des cryptomonnaies. Il perd le fil du temps, mais une chose est sûre, cet enfoiré devient multi-millionnaire. Il pue le fric et il aime ça. 

« Alors il commence à voyager, partir d'Europe, visiter un peu tous les pays. Sans trop d'efforts, il commence à parler couramment le mandarin et l'espagnol. Samedi au ski, singe au dîner de dimanche. Coucher à Bali, lever dans un confortable appartement parisien.

« Et c'est là que les problèmes commencent. Il passe des semaines entières à suivre une intrigue au bout du monde, mais dans sa ligne de temps à elle, Thérèse vous a parlé de son nouveau copain il y a trente minutes, et vous n'avez pas la moindre idée de qui elle parle.

« Une vie est un livre qui se remplit en un nombre fini de pages. Mais pas pour lui. Il a tout le contenu de Wikipédia dans sa tête. Et il commence à s'y perdre. Alors, il commence à noircir des carnets entiers, les dépose où il peut, quand il peut. Le voilà maintenant thésard de sa propre vie.

« Et l'écart se creuse.

« À l'arrivée de la 3D dans le jeu vidéo, il y avait un bug bien connu. Parfois, le personnage tombait en dessous du monde. Il pouvait alors voir le reste du monde vaquer à ses occupations, sans se soucier de son existence, tandis qu'il restait acteur passif, par le dessous. Un purgatoire de synthèse si vous voulez. C'est une bonne analogie, du moins c'est ce qu'il commence à ressentir.

« Il est à la bordure d'un monde qu'il comprend de moins en moins chaque jour, si ce n'est à travers ses carnets.»

14:25

~Kraus~
« Excusez-moi un instant»

Note : Kraus se lève de sa chaise, et se sert un gobelet d'eau au coin de la pièce. Quand il revient à sa chaise, il reste quelques minutes les yeux fermés. Le sourire s'est effacé. La fluidité de ses paroles et ses mouvements me laissent penser qu'il a mémorisé ce long monologue avant la séance, à l'image d'un comédien avant sa performance. 

14:31

~Kraus~ 

« Au détour de Berlin un jour, il rencontre une jolie blonde. Appelons la Waifu. Et rencontrer Waifu change tout.

« Il tombe amoureux pour la première fois. Il pense à elle tout le temps. Il se sert de son pouvoir extraordinaire pour poser des checkpoints partout autour d'elle. Il s'exerce encore et encore, pour la tirade parfaite, la blague finale qui la fera tomber dans ses bras. Le temps passe et il réussit. Et ils sont heureux.»

14:39

~Kraus~

« C'est... peut-être là que Mikell a commencé à être vraiment con. Mais les habitudes ont la vie dure et Mikell a toujours été un gros gamer.

« Un bon jeu vidéo, ou même une bonne BD ont ces passages qui émeuvent profondément. Ce sont des passages intenses, si vibrants que l'on s'extirpe de notre réalité quotidienne pour y revenir encore et encore. À ces passages précis. Revivre ce moment de bonheur, cette dose de sérotonine qui nous font chaud au cœur. æternam C'est l'impensable même, mais si Mikell a la chance de revivre les plus beaux moments de sa vie ad æternam, vous ne pouvez pas en vouloir au pauvre bougre de le faire.

« Il commence à connaitre et comprendre Waifu comme personne, au niveau presque cellulaire. C'est beau en quelque sorte. Il la rend heureuse, sait ce dont elle a besoin avant même qu'elle ne le sache. La comble de tout ce dont elle peut rêver.

« Et c'est tout. C'est la limite de la relation entre deux êtres humains.

 « Le moment où il le réalise, c'est un seau d'eau glacée qui se déverse sur lui. Il connait Waifu par cœur. Comment la faire rire, ce qu'elle voudra manger. Quels mots la mettront dans son lit ce soir. La plus belle personne au monde à ses yeux devient la créature la plus banale qui soit.

« On peut lui reprocher beaucoup de choses, mais au fond ce n'est pas un mauvais gars, vous savez. Lorsqu'il voit qu'elle le saoule, qu'il devient blessant pour rien, un peu pervers et manipulateur, il comprend que c'est l'heure de se barrer. Il recharge le checkpoint avant leur rencontre.»

14:43

~Kraus~

« S'ensuivent des années floues. Il ne recharge plus aucune partie et vit à volo, jour après jour. La nuit sous une tente, les potes alcooliques et les drogues pour lui tenir compagnie. Il n'ose plus regarder aucun angle.

 "C'est pas si mal", il se dit. Quelques années de joyeux vagabondage, puis il tirera enfin le rideau. Il est en paix et c'est ce qui compte."

Note : Le sourire est de retour, si caricatural cette fois, qu'il me fait plutôt l'effet d'une grimace.

~Kraus~

« Alors imaginez sa surprise lorsqu'un matin, alors qu'il faisait la manche dans le métro de Berlin, une main blanche se pose sur son épaule. Il se retourne et je ne déconne pas, Waifu en chair et en os qui lui dit :

" Tenez, 10 euros. Bon courage monsieur, hauts les cœurs.” »

~Rire et plusieurs bruits de clapements~

Note : Kraus éclate de rire bruyamment et se tape la cuisse de la main a répétition. Je pourrais presque croire qu'il venait de me raconter une blague et qu'il vient d'en délivrer la chute. Presque le croire, si ce n'est pour l'expression de souffrance qui se dépeint sur son visage.

14:50

~Berger~

« Faisons un exercice de pensée un moment. Si vous étiez Mikell, qu'auriez-vous fait après cette rencontre ?»

~Kraus~

« Qu'est-ce que j'aurais fait, hein... »

Note : Le jeune home s'adosse de nouveau contre le dos de sa chaise, positionne avec lenteur les mains entrelacées derrière sa tête. Il regarde l'horloge sur le mur à ma gauche pendant plusieurs minutes. Lorsqu'il reprend parole, il arbore un rictus grimacé, dévoilant l'ensemble de sa dentition.

14:58

~Kraus~ 

« J'aurais trouvé un endroit tranquille loin de tout. Rythme de sommeil régulier. Trois repas équilibrés par jours. Des jeux de société, des copains, par d'écrans.»

14:59

~Kraus~

« Et je me serais reposé.»

--

Chose promise, chose due. À la lumière de cette séance, voici mon verdict : trentenaire a l'imagination débordante et visiblement en burnout. 

Comprenez que j'ai déjà suffisamment à faire avec deux adolescentes à la maison. Je rentre après des journées interminables de support à cette nouvelle crise de santé mentale, pour avoir le plaisir de trouver un salon mal rangé et rempli de boîtes à pizza vides. Vous avez tout mon respect Fred. Vous étiez invité d'honneur à mon ex futur divorce et parrain d'une de mes filles. Alors d'ami à ami, si vous pouviez à l'avenir vous abstenir de m'envoyer tous les chatons égarés qui viennent se reposer au centre, je vous en serais infiniment reconnaissante.

Bien à vous, Nicole Berger

PS : Vous me devez une journée off.

Suite : Serveur confusion - ep .10 - Bitrot

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Le ballon jaune et vert s’élève progressivement dans le ciel, tiré par un fil vertical invisible.
Nour pédale sur un vieux vélo sans roue avant, en contemplant le point aux couleurs de moins en moins distinctes. Au lieu d'assister au départ sur la place avec tout le monde, elle préférait venir se dépenser à l'écart. En profiter pour charger la batterie de ce vieil ordi déjà réparé une dizaine de fois, qui ne tient jamais plus d’une demi-heure sans source de courant extérieure.
Depuis la rangée de vélos générateurs installés à côté d'une salle polyvalente, entre les bacs de plantes à fruits comestibles, Nour n’a pas besoin de lever la tête pour voir l’ombre s’éloigner au-dessus du village. C'est une voix triomphante qui la sort de ses pensées :
— Un jour on pourra recevoir des colis en montgolfière !
Léo est arrivé par l'ancien champ. Il s'appuie contre un tonneau à roulettes rempli de tiges en fleurs, qu’on déplace au gré des cultures de saison pour créer des associations végétales en symbiose.
Celle qui pédale déjà depuis dix minutes tempère cet enthousiasme aérien :
— C’est pas une montgolfière, c’est un dirigeable.
— Mon père dit qu’avant, tu pouvais te faire livrer des trucs dans la journée !
Léo finit de s'extasier et vient s’asseoir sur un des sièges à pédales libres. Le ballon disparaît complètement derrière un nuage. C’était bien la première fois depuis des années qu’un engin volant venait se poser sur la commune. Grâce à des techniques de pointe en biocombustion, la liaison entre les agglomérations du plateau et celles d’ici-bas pourraient être considérablement facilitées. Au village, forcément, tout le monde ne parle que de ça en tirant des lignes imaginaires qui raccourcissent les routes escarpées de la région.
— Ouais mais avant les gens étaient grave malheureux aussi.
Nour a pris un air très sérieux pour énoncer ce jugement définitif. Léo hésite, puis renonce à surenchérir. En arrivant il n'avait pas très envie de pédaler, mais fait l'effort de s'y mettre quand même, paresseusement. Parce qu'à deux, ça va plus vite, et qu'on fait toujours les choses pénibles à plusieurs. La station de charge se met à clignoter avec enthousiasme.
Bercée par le bourdonnement des dynamos, Nour rumine en silence. Elle finit par lâcher ce qui l’empoisonne :
— Ça tombe toujours au mauvais moment les rationnements d'électricité ici.
Son nouveau voisin de guidon prend les choses moins à cœur :
— T’avais pas trouvé une batterie de rechange ?
Facile pour lui de rester détaché. Il n'a pas un correspondant à trois cent kilomètres qui se connecte trop rarement.
— J’attends toujours de la recevoir... Je devais chatter avec Boris ce soir !
Léo lache les mains de son guidon pour mieux papoter, sans relâcher complètement le mouvement :
— Il n'y a pas de matériel à emprunter à la bibli ?
— Plus d'ordis, et le seul smartphone en état est déjà pris.
Il bascule la tête en arrière avec nonchalance :
— T'imagines qu'avant, les gens ne faisaient même pas l'effort de changer les pièces ou de se prêter du matériel, parce qu'il fallait tout acheter le plus neuf possible !
— C'était vraiment une époque de cramés.

Sur l'esplanade du village, après l’envol du ballon à air chaud, c'est le re-paillage de la butte de pommes de terre qui accapare toute l’attention. Un vent fort a soufflé dans la nuit. Les plants les plus frêles se sont couchés sous les bourrasques. Des volontaires attentionné⋅es restent sur les lieux pour soigner la parcelle qui s’étend sur les anciennes places de parking, à quelques mètres de la route départementale entravée de chicanes débordant de courges et potimarrons.
Nour et Léo font le chemin ensemble vers la ruelle qui monte aux maisons en pierre du vieux-village.
— Tu es inscrite sur des tâches cet après-midi ou tu glandes ?
— Je vais donner un petit coup de main sur les nouvelles éoliennes.
— Moi j'hésite, j'ai de la lecture à rattraper... Et ton corres' alors, il raconte quoi ?
Nour est stoppée net dans sa progression à cause de l'excitation :
— J'ai mille questions à lui poser ! En ville tu peux rencontrer des inconnu⋅es et te faire des ami⋅es en allant au cinéma-surprise, ou au kiosque à fanzines...
De l'autre côté de la place, un éclat sonore métallique rebondit sur les façades de la grand’rue. Un étrange vélo s’achemine lentement, surmonté d’un cône porte-voix répétant cet appel : « ...Besoin de quatre personnes sur le site des piles ! »
Une maison de village s’ouvre, un couple se présente. Quelques rires, l'annonceur leur désigne la sortie ouest, où un champ complètement stérile à cause des pesticides a été transformé en puits organique de stockage d’électricité enterré. Les deux silhouettes décidées enfourchent leurs vélos posés contre le mur, et s’éloignent tranquillement, tandis que la plateforme mobile propulsée par une unique paire de jambes s’en va continuer sa proclamation dans les petites rues.
Nour et Léo n'ont pas encore bifurqué dans un passage en pierres blanches plus étroit, quand de nouvelles exclamations fusent soudain sur la place. « Le courrier ! »
Un vélo cargo s’immobilise à quelques mètres de la butte paillée, avec ses promesses habituelles. Celui-ci s’occupe des colis vitaux et de la correspondance entre villages. Un des tricycles à batteries électriques collectivisés pour les acheminements moyenne distance, chevauché par Driss, l’ancien professeur de sciences économiques. Dans sa chemise à fleurs, avec ses lunettes de soleil, un peu essoufflé et suant parce qu'il pédale toujours malgré l’assistance électrique, le préposé des Postes Autogérées lève aussitôt la main pour interpeller les jeunes qu'il aperçoit au bout de la rue.
Nour, à distance, écarquille les yeux.
Quasiment trois semaines qu'une inconnue sur les serveurs d'entraide lui avait promis de trouver une batterie d'ordinateur en bon état dans les stocks de désassemblage. Lorsqu'elle entend le cycliste en chemise prononcer distinctement, dans sa direction « Colis pour toi ! », cette phrase qu'elle avait fini par ne plus espérer, c'est son ami Léo qui réagit avec le plus d'excitation en lui attrapant le bras :
— Tu crois que c'est ta batterie ?

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Suite de Serveur confusion - ep. 07 - Placeholder

Premier épisode ici

Instance

Quoi que tu sois, un humain du futur, le vide glacial du néant, une intelligence extraterrestre ou une IA :

Je te salue mon ami.

Entre nous je ne suis pas difficile, tu pourrais être n'importe quoi. Mais au fond, j'aimerais bien fort que tu sois une intelligence artificielle. Que ma logorrhée te serve d'entrainement un jour futur de pure SF. Et qu'au final, ma manière de penser soit si flinguée, de si mauvaise influence, que tes créateurs seraient contraints et forcés de jeter l'éponge et te débrancher. Avant de se regarder l'un l'autre, avec la moue partculieère qu'on fait quand on mord dans un citron. Tu vois ce que je veux dire, la bouche en cul-de-poule, en forme d'étoile. Comme ça.

J'ai décidé de faire un journal audio pour changer. Ça me permet de livrer mes états d'âme quand je fais les cent pas dans mon appartement. Oh et aussi, plus tard je vais faire un footing et continuer de te parler. Je n'ai pas fait de footing depuis les cours d'exercice physique au lycée. Ça va pas être triste, tu auras une description détaillée de mon extraordinaire point-de-coté, que je pourrai te raconter entre deux souffles courts, c'est promis. Exclusivité live garantie.

Que tu es chanceux mon ami.

Alors mon ami, aujourd'hui j'ai une question pour toi.

As-tu un jour dans ton hypothétique vie, croisé quelque chose de si beau, si parfaitement beau, que le monde aurait bien pu s’écrouler à ce moment même, l’univers engloutir notre existence, et quand bien même à cet exact moment, rien n’aurait eu d’importance ? Aujourd’hui j’ai été submergée par quelque chose de désespérément beau. Est-ce que je devrais créer un mot pour ça ? Parfaitement-salvation-romantiquement-irréel-j’en-tombe-à-genoux-les-bras-d’une-mère-j’ai-de-nouveau-cinq-ans-et-c’est-l’heure-des-dessins-animes-et-des-chocapics-le-tout-fois-cent-beau ?

Je veux dire je connais la notion de beauté qu’on connait tous. En général c’est ce que l’on dit quand tout le monde regarde et qu’on ne veut pas passer pour un tue-la-joie.

“Oh ouais, c’est beau”. C’est la validation de circonstance quand on veut froisser personne. Comme quand on dit "qu’il est mignon le bébé". Ça fait plaisr à ses proches et le monde est tout à coup un degré de moins déprimé.

Mais ce n’est pas la même chose. En général vois-tu, si c’est beau, c’est beau parce que. Il y a une raison derrière, toute une histoire. Des milliers d’heures de confection. Des années d’entrainement. Des millénaires de formation. C’est beau parce que.

J’ai fait une école d’Art, alors je pense avoir le minimum de prérequis en notions d’esthétique, théorie du Beau et sa sœur invitée à tous les vernissages, recherche du sens dans l’Art. Ce que tu finis par comprendre après des années d’études et en dépit du discours de Kant, c’est que, tout ce qui est beau, est passé à travers la main de l’Homme. Si ça ne l’a pas été, alors ce n’est qu’une succession d’accidents qui ont bien malgré eux engendré une mondanité, qu’on ne considère même plus à l’âge adulte.

Un coucher de soleil ? Please.

Un ramassis d’événements sans but ni intention, qui se répète à chaque minute, quelque part sur le globe. Une banalité observée depuis la nuit des temps. Boring.
Ceux qui se complaisent à dire autrement, sont des hypocrites. Ou des moines bouddhistes.

Mais la peinture d’un coucher de soleil ? Oh sweet Jane.

L’acte unique d’un individu, acté dans l’espace, dans le temps, capturer ce moment sur une toile homologuée. Voilà ça, c’est beau, tout le monde s’accordera à le dire. Suffisamment pour que ça devienne vrai en tout cas. Le génie de l’Art. Bonus si accompagné d’une litanie d’explications, de concepts. Tout est bon à prendre. De la technique derrière le medium, à l’anecdote du pourquoi le père de l’artiste aurait été fier. Le public a l’arme à l'œil. Si un putain de coucher de soleil est l’apologie d’une contreculture ou encore mieux, un geste politique ? Mets-y un prix, mets-y un nom et affiche le tout dans une galerie. Continue encore un peu, ça en devient orgasmique.

Socrate sponsored.

Duchamp trademarked.

Et pourtant, lorsque j’ai aperçu ces grues au loin au cœur de la nuit, structures d'orange et blanc dessinées sous le dôme noir d’un ciel urbain... Je ne sais même pas exactement à quoi c'était dû, mais je suis restée sur le cul.

Peut-être une sorte de respect animal devant leur gigantisme. Une admiration enfantine face à la simple esthétique de ces bêtes de fer colorées. Ou très certainement l’absurdité de la scène, car laissées là inutiles, pataudes et inertes, des créatures d’affairement dans un monde non affairé. Aucune âme qui ne justifie la raison même de leur existence. Si bien que, si dans dix heures, trois mois ou cent ans, un vaisseau extraterrestre venait à visiter la Terre, ils ne penseraient rien de ces étrangetés métalliques, descendues de millénaires de génie civil, d’autre que “Fais juste gaffe en atterrissant de ne pas t’écraser contre ces pics à la con”.

Je ne sais pas exactement. Je me souviens juste avoir passé de longues heures, incapable de formuler des pensées intelligibles. Écrasée par un poids existentiel et son absence. Affublée à la fois du problème et de sa solution. Comme une plaie qui se cautérise, avec le couteau qui l’a ouverte.

Et c’était bon.
C’était si bon, un cercle parfait.

Puis le soleil s’est levé et a tout gâché. Cette banalité routinière, prévisible et à la manière d’un enfant gâté qui te demande toute ton attention. Plus d’éclairage idyllique, plus de cadrage parfait. Place à la morosité du matin, la complainte du cycle circadien. Dame nature qui te rappelle à l’ordre : “Retour parmi nous, motherfucker”. Je viens tout juste de rentrer dépitée et crevée, ce qui nous amène à maintenant.

Je pense que demain j’irai regarder les trains.

~~

Bon voilà, à part ça pas grand-chose. Sinon toi, comment ça va ?
Question con, si tu ne peux pas répondre. Oups. Haha

Tu sais que je ne me suis pas immédiatement rendue compte de la situation ce matin-là ? Ils disent souvent qu'on n'est pas soi-même quand on a pas son premier café. Chez moi, c'est un sacré euphémisme. Je me souviens m'être levée, les cheveux en bataille, comme tous les matins. Avoir hésité entre le chemisier estival et la robe bleu-vert, comme tous les matins aussi. J'ai cherché mes sandales dans l'appartement, sans prêter attention au silence environnant.

Eu-phé-misme.

Je suis descendue, comme tous les matins, après avoir traversé la rue pour aller à la brûlerie d'en face.
Il a fallu attendre que je la trouve fermée, descende à l'autre brûlerie quelques rues plus loin, fermée aussi, retourne à mon immeuble, remonte les trois étages, trouve la cafetière à piston, prépare ma tasse et boive quelques gorgées du breuvage noir et sans sucre, tout ça avant de réaliser que cette matinée était exceptionnellement silencieuse. Et surtout que je n'avais croisé âme qui vive.
Je te le dis et redis. Je serais un parfait modèle de pub expresso. La potion divine.

Je ne suis pas aussi bavarde d'habitude. Tu dois avoir du mal à me croire.
C'est juste que je me souviens avoir lu cet article sur Medium, il y a un bail. Ça disait que lorsque l’on est en situation de détresse, l’hygiène devient la priorité number 1. Physique et mentale. S’assurer qu’on n’est jamais à court de PQ, à jour sur le brossage de dents, puis pour le mental, trois objets de gratitude par jour et 15 minutes de journal sous toute forme.

Dors et recommence. Le strict minimum, et on construit le reste de sa vie autour.
Ce qui est drôle, c’est que j’avais pour habitude de me moquer de ces articles “benêts de millénial hypersensible”. T’y crois toi, quelle foutue ironie. Il s’avère que je suis une millénial et que j’ai tendance à pleurer tout le temps depuis quelques jours. Et il s’avère aussi que maintenant, c’est moi qui débite des pièces pseudo-existentialistes, à un journal audio que sans doute personne n'écoutera.

Elle est pas belle la vie.

Nietsche approved.

Sartre flavored.

Ce qui me fait penser, je sais que ça n’a peut-être aucun rapport avec ce que je vis et je me sens con à t'en parler, mais bon. Voilà ma thérapie psy de la journée. C’est parti.

J’ai fait ce rêve récurrent pendant quelques semaines et la nuit même où le reste du monde a disparu. Je peux pas m’empêcher stupidement de croire que c’était une sorte d’augure ou une imbécilité dans le genre. Une nuit, je rêvais que tout le monde sautait dans un train juste avant son départ, sans me prévenir. Le temps que je réalise et me précipite à la gare, le véhicule était déjà en marche et ses occupants me faisaient adieu de la main. Certains agitaient même leur mouchoir à travers les fenêtres. Faut le faire quand même. Ce geste n'existe plus depuis quoi, l'âge de bronze ?

Une autre fois, je rêvais que la Terre devenait une immense mare de boue. Que les derniers humains s'entassaient dans les dernières fusées au départ des étoiles. Mais évidemment, il n’y avait plus de place pour moi. “Et bonne continuation jeune fille, bon courage ! ” entendais-je alors de la bouche d’un groupe de vieillards, de l’intérieur d’un des engins, derrière la cacophonie de son décollage.

Le dernier rêve avant la fin de mon monde a été étrangement plus calme. Je me souviens avoir cherché signe de vie dans une ville désertée, avec la conviction qu’elle était encore habitée. Je ne pouvais juste ni voir, ni entendre les habitants. Puis j’avais aperçu aux loin des étrangers, qui avaient alors apposé leur doigt sur les lèvres, le regard grave. Dans le langage universel, "silence SVP". Puis, je m’étais réveillée.

Et tu connais la suite.

Je ne dis pas que la vie est inconfortable maintenant qu’il n’y a plus personne. Tous les appareils électriques sont fonctionnels et l’eau est encore potable. Pour le moment. Il n’y a aucune file d’attente nul-part. Et plus de voisines au-dessus pour marcher en talons, à deux heures du matin.

Mais comme tout être humain, je suis une névrose ambulante. À dire vrai, une partie de moi est absolument convaincue que j’en suis là parce que je le mérite. C’est assez hilarant au fond. Est-ce que je peux vraiment me laisser croire que cent-pour-cent de l’Humanité a décidé de se cacher, pendant que je dormais, parce que je suis à ce point-là insupportable ? Des fois, je me hasarde à imaginer sept milliards d’être humains en paix, sirotant des cocktails sous la surface de mars, vivant dans une parfaite utopie, parce qu’ils se sont debarassés du plus grand problème de cette génération. Pas le dérèglement climatique, noooooooooooooooon : Moi.

On dirait le début d’une blague : “Ta mère est si ... qu’elle a fait fuir toute l’Humanité”. Haha

Je leur souhaite en tout cas, de siroter des cocktails quelque part. Ça, à la place d’autres théories plus réalistes. Et plus sinistres.

Okay, je pense avoir largement atteint mon quota de narration pour aujourd’hui.

Au tour des trois objets de gratitude :

  1. Je remercie Robert Jordan et fils d’avoir écrit “La roue du temps” en quatorze volumes.
  2. Je remercie la centrale nucléaire de Blayais, à cinquante kilomètres d’ici, de ne pas avoir encore explosé.
  3. Je remercie les ingénieurs de Liebherr pour l’invention du modèle de grue 154 EC-H 6.

Suite : Serveur confusion - ep. 09 - Marque-page

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Ça a deux bras, deux jambes, et une tête dépourvue d'orifices.

Ça a deux yeux. Bipède et binoculaire. Les bras longs comme des tisonniers n’ont pas encore perdu leurs appendices. Les pattes trapues, larges sur leurs appuis en contact avec la terre pleines de sédiments, de minéraux. D’informations.

Ça avance avec difficulté dans la broussaille d’une forêt d’ubac pas encore dégrossie par les engins roulants des humain⋅es. Quelques heures après l’éveil, la synthèse accélérée n’agrège que les premiers rudiments de survie, de déplacement.
Instinctivement, il faut descendre, suivre le mouvement de la gravité, le long de ces pentes obstruées par les grands résineux qui dégorgent quelque part.
Ailleurs n’est pas encore un concept. Seul l’attraction terrestre est une réalité, force ressentie dans un corps sans charpente conçu comme un simple capteur biologique. Petite chose agglomérée à la hâte. À usage unique.

Ça a deux yeux, deux globes sans paupières, mais ça n’a encore rien vu. Ça avance plié en avant, lentement dans les arbustes et les ronces, et ça voudrait déjà tout voir du monde. Tout découvrir. Curiosité machine programmée dans les gênes, cette force-là est aussi grande que le mouvement qui incline vers le sol. Tout voir, tout connaître. En appui sur les grandes tiges de ses bras, des pieds trop larges qui écrasent les épines, ça ne connaît encore rien du monde, de l’indexation sur les livrets d’épargne, des bordereaux de caisse, et des garanties à l’embauche.

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∾ Où

J’habite dans une impasse, dans une ville moyenne de l'Allier. Je préfère ne pas donner plus de détails, je me fais déjà traiter de cas social au taf je préfère ne pas en rajouter. Je peux juste dire que ça s’est passé sur les terres d’une tour de trempe éclairée de façon originale, pour celles et ceux qui reconnaîtront…

∾ Quand

La première fois c’était il y a quatre ans. Ensuite pendant des années plus rien. Et hier soir, c’est arrivé encore une fois.

∾ Mes observations factuelles

En fait je ne sais pas trop si ça mérite sa place ici. Je manquais peut-être juste de sommeil. Quand j’y repense j’ai parfois des doutes sur ce que j’ai vu, même si je sais que ce souvenir existe. Mais je précise quand même que je ne bois pas, même pas de bière, je ne fume rien et je ne consomme pas d’autres substances, je n’ai pas de traitement médical…
Je vis au fond d’une impasse et de la fenêtre de ma chambre j'ai une vue sur toute l’allée dans sa longueur. Je vois donc l’entrée de la rue à l'autre bout, à 100 mètres environ. C’est une impasse avec des petites maisons, surtout des retraité⋅es, moi je suis dans un petit bâtiment d'un seul étage. La nuit c'est calme, mais il n’y a qu’un vieux lampadaire (lumière jaune !), ce qui fait qu’une grande partie de la rue est dans le noir.

D'abord il faut que je raconte qu'au tout début quand je suis arrivé, il y avait un voisin au rez-de-chaussée, mais il est parti très peu de temps après que j'emménage. Je suis à l'étage et je ne l'ai jamais rencontré, sauf une nuit où je l'ai aperçu par la fenêtre. Il devait rentrer chez lui, j'en ai déduit que c'était le voisin parce que la silhouette mal éclairée se rapprochait de notre immeuble et qu'il portait une valise à chaque main. Pas des valises à roulettes, les vieilles valises rectangulaires à poignée qu'il faut porter.
Depuis qu'il a déménagé, la propriétaire n'a jamais reloué son logement. Il ne doit pas y avoir beaucoup de demande, et je crois qu'elle est plutôt du genre à vouloir éviter de se casser la tête avec les rénovations, les agences et les visites.

Pourquoi je vous raconte ça : la première fois, il était autour de 23 h 30. J’étais en train d’hésiter à tout éteindre pour me coucher (je me couchais déjà beaucoup trop tard à cette époque, mais j’essayais de changer d’habitudes). Pendant que je me demandais si j’allais réussir à dormir, j’avais le regard plongé dans la rue, à travers la fenêtre. L’éclairage faiblard de notre seul lampadaire qui plonge sur une haie de thuyas, et tout au fond, la zone d’entrée de l’impasse qui offre un peu d'animation seulement quand une voiture ou des piéton⋅nes passent, sans s'arrêter. Dans cette rue perpendiculaire derrière les premières maisons, l'éclairage public ouvre un cadre bleu-gris entre des façades noires. Je regardais fixement ce rectangle de lueur pâle. J’ai vu bouger une ombre à l’intérieur. Je m'attendais à un passant qui court d'un trottoir à l'autre et disparaît. Mais l'ombre ne progressait pas au rythme de la marche. Elle stagnait. J'avais l’impression paradoxale qu'elle voulait s’engouffrer dans l’impasse. Elle était apparue assez soudainement, avec un léger mouvement continu, mais elle ne progressait pas. Deux grands objets rectangulaires à bout de bras. Deux valises j’ai pensé, des vieilles valises, avant qu’on leur mette des roulettes. Je n'ai pas repensé au voisin tout de suite, c'était bien cinq ou six ans après. Ce qui occupait toute mon attention à ce moment-là, c'est que je pensais voir l’ombre en mouvement dépasser lentement du cadre éclairé, comme toutes les choses qui passent à l'intérieur. J'attendais inconsciemment de la voir dépasser, sortir du cadre, dans un sens ou dans l'autre. Si je pouvais voir ses deux bras portant les valises, et ses deux jambes qui me donnaient l'impression vague de se soulever en rythme, c’est que l’ombre avançait de face, ou de dos.
Pendant que je regardais fixement je n’avais pas l’impression de la voir avancer ni reculer. Je suis vraiment resté bloqué, 30 secondes, une minute peut-être ? impossible de savoir, c’est comme quand tu pars dans tes pensées en te brossant les dents ou en faisant la vaisselle, le temps se distord. Là j’avais l’impression de regarder une sorte de gif animé projeté dans ma réalité, dans un cadre de lumière floue. C’est ça qui m’a fait bloquer. Un gif animé grandeur nature je me suis dit. Et puis j’ai fini par tourner la tête par réflexe, pour chercher mon tél. J’ai vu l’heure. Je me suis senti complètement perdu à ce moment-là. L’heure est synchronisée par internet, ça indiquait 01:31 sur l'écran. Quand je me suis tourné à nouveau vers la fenêtre, l’ombre avait disparu. Juste avant de la voir apparaître j’avais bien mémorisé l’heure en essayant de prendre une décision pour aller au lit : 23 h 32. J’ai dû vérifier plusieurs fois, sur ma montre, sur mon téléphone, sur le PC. Maintenant il était bien une heure et demie. Comment est-ce que j’avais pu perdre deux heures dans mes pensées en regardant par la fenêtre l’espace d’un instant ? Même le passage à l'heure d'hiver n'était pas prévu avant un mois.
Vous devez vous dire que ça arrive de perdre la notion du temps, de mélanger des repères temporels, surtout quand on est fatigué. C’est aussi ce que je me suis dit. Alors je suis allé me coucher.

Et hier soir, je l’ai revu. Il n’était pas encore minuit, ça j'en suis sûr. J’étais devant la fenêtre, je regardais le même cadre lumineux qui apparaît toujours à l'entrée de l'impasse quand la nuit tombe. Une jonction qui connecte aux rues publiques. Une ombre noire s’est imprimée dans ce cadre. Au bout de ses bras, deux formes de valises. Quatre ans plus tard. Exactement la même silhouette, je pourrais le jurer, je l’ai reconnu immédiatement. Je n’ai pas réfléchi, j’ai attrapé mon téléphone sur la table juste à côté. Quand j’ai pointé la caméra vers la vision, il n’y avait plus rien. Un rectangle blafard et vide à l'entrée de l'impasse.
J’ai tout de suite pensé à vérifier l’heure : 23 h 45. Malheureusement je ne sais pas quelle heure il était juste avant de voir l'ombre, alors je ne peux pas dire si le temps a sauté comme la première fois. J’ai attendu un moment à la fenêtre pour savoir si quelque chose allait réapparaître, un voisin qui sortait les poubelles, un SDF, un gros chien, un âne perdu, n’importe quoi avec des jambes et des bras. À minuit j’ai fini par lâcher l’affaire, mais dans mon lit j’ai eu beaucoup de mal à trouver le sommeil après ça.

Voilà, je sais que ça a peut-être l'air un peu stupide, mais il fallait que je le raconte.

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Disclaimer: Ce passage est légèrement NSFW, pas sûr pour le travail

Suite de Serveur confusion ep. 06 Flux

Premier épisode ici

Cet épisode fait directement suite aux évènements de Serveur confusion - ep. 04 - GPU

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À l'approche du milliardième battement de cœur, Dan recevra un mail de son très cher ami Gabriel. Ce dernier demandera à le rencontrer. C'est cet ami qui l'aura traité avec le plus de décence lorsqu'il étaient tous deux collégiens. Le cerveau le comprendra, maintenant qu'il sera rentré dans l'âge adulte. Son hôte, qui aura vécu en réclusion pendant cinq ans, s'efforcera de se brosser les dents et se couper les ongles de pieds pour l'occasion.

Ils se rencontreront dans un Five Guys à Barcelone et malgré le bruit ambiant, Dan réalisera que Gabriel aura gardé la même voix posée et chaleureuse. Ses yeux seront un havre de paix noisette, isolé au sein d'un monde tumultueux, sale et qui fait trop mal.

Il lui dira à son plus grand plaisir qu'il a entendu ses podcasts. Il les a adoré. Il recherche un partenaire en affaires et la personnalité de son vieil ami est parfaite pour ce business.

Avance rapide à quelques mois plus tard. Gabriel et Dan auront acheté leurs locaux de travail et commenceront leur business. Le cœur, en sa présence, battra plus vide et le cerveau déchargera des doses décadentes d'endorphine. Un troisième membre se sera joint à eux. Le comptable. Il se fera appeler Flouz et Dan ne comprendra pas avant plusieurs années que ce n'est pas son vrai nom.

« La performance est simple » lui aura dit Gabriel plusieurs fois déjà, parce que le cerveau ne sera toujours pas très futé.

« Je m'occupe d'acheter les téléphones jetables et Flouz de gérer les comptes en banque. Je m'occupe de trouver les numéros et de les appeler. Toi, tu parles à l'interlocuteur. »

Toujours appeler en début de nuit, Dan se souviendra. Toujours au moment où la victime est en phase de sommeil lent profond. Si elle se réveille, si elle répond a l'appel, elle sera extrêmement confuse et c'est ce qu'on veut.

« On variera les scenarii pour ne pas trop se faire remarquer. Tu joueras le petit fils de l'interlocuteur. Tu es en prison, tu es sur le quai d'une gare. Tu es dans un pays étranger et sans passeport. »

Au fil des semaines, Dan s'exercera à pousser des couinements plaintifs, pleurer sur commande, imiter le bruit de coups assénés. S'essouffler et donner l'impression qu'il a couru.

« Je serai l'avocat, l'officier de police. Le directeur d'une agence de prêts illégaux. »

« Tu diras des phrases désarmantes telles que "Mamie c'est moi, ton préféré !" »

« Tu hurleras "Ne le dis pas à mes parents, j'ai trop honte ! ” »

« Tu n'arrêteras pas de parler, pas une seconde. Ne les laisse pas se reprendre, remonter leur garde. Tu ne te tairas que pour me passer le combiner. »

Le sophistiqué Gabriel jouera à la perfection l'homme diplômé, le fonctionnaire, l'officier autoritaire.

Dan quant à lui se fera régulièrement complimenter par ses deux associés. Ils trouveront sa voix enfantine et fragile, un parfait vecteur de détresse et hystérie.

Ils s'exerceront encore et encore. Puis le premier appel. Le cerveau déjà bourré d'adrénaline, essaiera au mieux de réprimer les innombrables TIC habituels. L'inconfort ajoutera comme par magie à la tension dans la voix.

L'interlocuteur sera un défi auxquels tous deux ne se seront pas préparés. Un vieillard colérique qui n'a pas de petit fils, mais une petite fille. Les sources de Gabriel se seront avérées non fiables. De par les directives de ce dernier, ils arriveront à glisser subtilement le dialogue vers un autre scenario. Ce sera le petit ami de la fille qui aura appelé en larme.

Elle est à l'hôpital, après un grave accident.

Mais en Nord Afrique.

Mais le voyage n'était pas prévu, il voulait la surprendre.

Mais dans un coma.

Mais l'hôpital veut les mettre dehors, ils n'ont pas d'assurance.

Mais un simple virement bancaire ne fonctionnera pas.

Gabriel et Flouz échangeront dans le fond un parfait charabia. En général personne n'a la moindre idée de la différence entre de l'égyptien et du dothraki. Alors ils ne se donneront pas trop de mal.

Et le monologue continuera comme ça pendant des minutes agonisantes. Le vieux finira par lâcher.

Oui, l'envoi par Western Union fera l'affaire. Merci papi. Je peux vous appeler papi ? Elle me parlait souvent de vous. Sniff sniff. Elle vous aime très fort. Merci-beaucoup-maintenant-je-raccroche. Et coupez !

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Le soir de leur premier coup, le protagoniste et les deux larrons iront fêter leur réussite au club local, “La Puta Loca”.

C'est un club rave qui jouera ce soir-là des mix de l'âge d'or du Big Beat et de la Techno. Dan se dira qu'il aurait tellement aimé être né vingt ans plus tôt. Quand ce genre d'endroit puait la sueur et que la jeunesse étourdie à la MDMA dansait comme si le futur ne comptait pas.

Il aura lui-même son lot de trips à l'ecstasy. Des moments de pure euphorie, dans la confusion de corps en mouvements. Un microcosme où la foule est une intelligence qui se dissout, s'émeut en couleurs, l'individu, un concept flou qu'on laisse à la flétrissure du lendemain de cuite.

Ce soir, il prendra un whisky "on the rock" et se sentira comme un vrai mec avec les autres. Un big boy, à sa place au milieu des big boys.

Il ne dansera pas. Il aurait adoré, mais les vrais mecs s'assoient et parlent aux filles.

Gabriel restera assis en face de lui. Les deux yeux noisette reflétant la lumière des néons bleus et roses, emplis d'une lueur énigmatique. Satisfaction ? Plénitude ? Lorsque son regard croisera le sien, ils s'échangeront un dialogue tacite, que seuls eux deux comprendront.

Dan aura toujours eu l'affliction de ce qu'on appelle "aphantasie". Il ne pourra s'imager aucune scène, seulement des informations laconiques et factuelles. Mais aux côtés de Gabriel, il pourra se voir un milliard de battements de cœur dans le futur, tous les deux assis sur une chaise à bascule, sur le porche d'une ferme ou une idiotie dans le genre, les cheveux grisonnants. Dans un monde qui se suffit à lui-même. C'est le pouvoir de Gabriel. Il se serait bien habitué à ça.

Flouz partira le premier. Le cerveau voudra déverser un long monologue sans ponctuation à Gabriel. Lui dire. Lui dire tellement de choses. Mais le cerveau ne saura pas où commence la tirade, ni ou elle se finit. Alors la bouche ne dira rien.

Et Dan se détestera longtemps pour ça.

L'intérieur du bâtiment sera tiède et humide. Il parlera à Gabriel de ses théories sur l'état du Monde. Ces mêmes théories qui feront de lui un idiot du village dans l'impardonnable hyper-réseau.

« Notre Univers est trop vieux », commencera-t-il.

« Son firmware est soumis à ce qui est appelé Bit Rot, en informatique. Je ne sais pas si les administrateurs de ce système sont absents. Ou peut-être que Dieu est une bille en informatique. L'information qui nous régit tous, êtres vivants et astres, se dégrade. Non pas seulement l'information d'un objet, mais l'information de son appartenance au Monde.
« Peux-tu te figurer un objet qui est, mais n'est plus observable ? Par exemple le soleil, qui resterait présent dans nos souvenirs, mais arrêterait d'être “existant” d'un seul coup. Gone. Apprécie l'obscurité et le froid a moins deux-cent degrés.
« Ou encore, un exemple plus familier. Imagine que te réveilles un matin et que le café en face de chez toi, sans prévenir, n'est plus un café local mais un Starbucks. Non mais imagine que ça arrive du jour au lendemain, sans aucun préavis. Oui, je sais que ce phénomène est appelé ultra-capitalisme. Ce n'est pas où je veux en venir. Imagine que ce soit hors de tout contrôle. Oui, il y a aussi un mot pour ça, anarcho-capitalisme. Mais à échelle cosmique ?
« Un astre Coca Cola qui devient Pepsi. Une conscience humaine basculant de la Google sphère à la Apple Galaxy. Le débridage absolu du libre échange de données.
« Et on ne pourrait rien changer à ça. Forts de millions d'années d'adaptation empirique et toujours impuissants. Si on en venait à une telle déconstruction de notre réalité fondamentale, un changement d'information à la fois, je n'aurais qu'un seul conseil pour nous tous. »

Carpe diem.

Le cerveau sera pris de court, car Gabriel acquiescera. Il écoutera chaque mot que le cerveau transmettra, malgré les simagrées semi-incohérentes qu'il se sera habitué à déverser. Et pourtant, Gabriel acquiescera. Dan aura préféré l'inverse. Si cette théorie s'avérait, cela marquerait la fin du Monde. Non de bien plus que ça.

« Je ne sais pas si ce que tu dis est vrai », lui confèrera son ami, à demi hurlant au milieu du bruit.

« Tout ce que je sais, c'est que tu as un vrai talent pour écrire. Ce que tu dis est poignant et nous prend aux tripes. Écris un bouquin là-dessus. Tu ne sais pas où la vie te mènera. »

Et le cœur s'accélèrera encore et encore. Et le cerveau ne comprendra pas quoi blâmer. La chaleur et l'alcool ou les mots de Gabriel qui comme par magie, lui insuffleront la vie une seconde fois.

Dan lui effleurera la main et Gabriel se laissera faire. Il existe une infinité de realités courant en parallèle à celle-ci. C'est ce dont le cerveau sera convaincu. Et pour lui dans toutes ces réalités, ce moment existera, gravé dans la roche monolithique d'un Univers infini, froid et impitoyable.

--

À 31 ans, l'improbable trio aura amassé une petite fortune au travers d'une poignée de comptes off-shore. Le cerveau n'aura pas changé. C'est à croire que le status fait tout. Car il sera pourtant récompensé d'une estime impromptue et enivrante.

Et il aura retenu une leçon.

Le système est faillible. Sa structure est un gruyère de règles et de lois, bourrée de trous et d'interstices. La société est un terme gris. Tout le monde profite de tout le monde.

Les partenaires de notre sujet aimeront à répéter religieusement que les générations les précédant ont ajouté des trous au gruyère. Si bien qu'il y a pour eux moins de fromage que de trous. C'est la justice même que de réclamer un peu plus du morceau. Tous les moyens sont légitimes. Fuck ces vieux rapaces.

Leur business sera florissant. Des piles de téléphones jetables. Des serveurs exécutant des programmes de craquage de mot de passe et d'apprentissage automatique, dédiés au recroisement d'informations sur des internautes sexagénaires. Ceux qui s'échangeront des complaintes sur la fainéantise de la jeune génération, s'entre-congratuleront virtuellement, dans des salons publiques à la vue de tous. Là où leur vision exiguë du Monde peut s'exprimer à satiété, et leur survivra.

L'équipe se sera agrandie d'une poignée de jeunes travailleurs. Des demoiselles et damoiseaux armés de Master en business et finances. Les dents aiguisées par des années de chômage et une dalle incendiaire. Tous affamés, indivisibles. Redoutables. Un nirvana de béton, de brouhaha et de Nokia 3310.

Un soir, Dan et Gabriel seront seuls dans les locaux et empileront les canettes de bière. Ce sera une soirée d'été comme les autres. Les fenêtres ouvertes, des sirènes s'entendront au loin, un chien aboiera, des musiciens de rue massacreront un morceau des Strokes avec leur ampli dégueulasse.

Gabriel recevra un appel sur un des téléphones. La première règle est de ne pas répondre à un appel de ces numéros temporaires. Mais Gabriel aura baissé sa garde.

« Oui » dira-t'il « Oh, vous dites être le petit fils de monsieur Cornetto. Je n'ai aucune idée de qui c'est, désolé. Mauvais numéro. »

Une ambulance passera près d'eux. Le chien aboiera encore. Que ce chien soit maudit.

« Je vous assure que je n'habite pas à Barcelone. Non, je ne suis pas dans le quartier d'El Raval en face de l'église. Vous entendez un chien qui aboie, okay mais tous les chiens aboient de la même manière... Non et non... Excusez moi, mais je vais raccrocher maintenant. »

Sa posture ne changera pas, mais le cerveau aura appris à lire dans les yeux de son ami après tant d'années de promiscuité.

De la peur.

Il posera la main sur l'épaule de Dan. Chuchotera lentement, d'une voix monotone. Notre sujet comprendra que ce n'est pas bon.

« On a de la visite. »

Des coups à la porte. Profonds et lents. L'air se glacera.

--

Dans 1.225*10^9 battements de cœur, les coups à la porte seront lents et persistants. Une seconde, dix, trente. Puis, silence.

Silence.

Silence.

Et un bruit de grattement, cliquetis. Un grincement. La porte s'ouvrira.

Avant de voir le visage de l'intrus, Dan et Gabriel se seront levés comme deux ressorts, le corps rigide et immobile. Fight, flight, freeze. Le déroulement des évènements encore incertain, menaçant.

Fred Cornetto, un mètre quatre-vingt-dix, des muscles et un visage de cire leur fera face.

« Je vais vous péter les dents pour ce que vous avez fait à mon grand-père. Si je vous crêve pas comme des charognes, vous ne pourrez plus jamais marcher, bande de sales petites merdes ». Et durant un instant, une fraction de seconde, Dan se demandera comment ce type peut embrasser sa mère avec une bouche aussi sale.

À l'unisson, le cerveau et le cœur iront très vites. Deux trains à vitesse supraluminique parcourant la toile de toutes les possibilités à venir. Trop vite, beaucoup trop vite. Le visage sera secoué de spasmes.

Un être humain normal aura reçu dans ces circonstances, une dose appréciable de cortisol. Peut-être aurait-il bégayé et tenté d'entamer un dialogue. Prenez l'exemple de Gabriel. De sa bouche sortira des bribes d'excuses et des morceaux de supplications.

Malheureusement, le cerveau de notre sujet ne sera jamais correctement calibré. L'adrénaline déferlera sur les récepteurs synaptiques. Le cortisol crèvera le plafond de l'inhibition Comme un film enregistré sur cassette vidéo, les couleurs baveront et les contours s'effaceront. Les bruits ambiants deviendront une bande sonore déroulée à l'envers, pâteuse et inintelligible.

Dans un interminable hurlement, la bête terrifiée de cette histoire jettera une chaise sur le pauvre mec qui voulait simplement parler. Que des mots, des petites menaces et des excuses en retour. Et tout le monde rentre chez soi gentillement.

Mais ce soir, il recevra une pluie de coup. Le visage bien sûr. Énormément. Mais aussi dans les reins, les testicules, l'arrière de la tête.

Il y aura des débuts de “s'il vous plaît”, de “je m'excu-”, des gargarismes et beaucoup plus de coups. Des coups qui flinguent.

Les oreilles de Dan n'entendront rien de cela. Seulement la sirène d'une ambulance au loin. Elle sera en ce moment décalé, la validation de ses agissements, la rumeur lointaine d'un public satisfait.

Et le hurlement. Il hurlera, hurlera, hurlera jusqu'à la fin des temps, l'arrivée des quatre chevaliers de l'apocalypse, le jugement dernier d'un tribunal de haute instance et qui sait, la peine de mort.

Quand le cœur battra jusqu'à devenir un bassin d'acide chloridrique sous sa cage thoracique, le corps vidé de son énergie s'assoira tremblant, et tout deviendra silencieux.

Une instance de Dan qui sera plus un espace réservé que l'être lui-même regardera robotiquement dans la direction de Gabriel. Les yeux de Dan se rempliront de liquide lacrymal. Le visage de son vieil ami et confident, ce phare de paix et de certitude qui l'aura guidé hors de la fange et de la haine de soi. Ce visage si beau aura une expression qu'il n'oubliera jamais. Un regard avide et satisfait.

Tous deux resteront immobiles, dans une sacrilège communion. Tissant un pacte que seule la mort pourra défaire.

Puis la redescente s'amorcera. Et tous deux se sentiront comme des merdes. Ils trembleront et pleureront en silence, boiront comme des trous jusqu'aux premières lueurs.

Et personnes n'aura appelé les flics.

L'histoire de ce cœur qui bat dans l'obscurité ne s'achève pas là.

Lorsque les premiers travailleurs seront sortis de chez eux pour s'entasser dans les premières rames du métro, le méthodique, organisé et impartial Gabriel aura déjà un plan établi. Un voyage sans retour. Les Amériques. Pas d'au revoir, aller simple.

Une petite somme se sera accumulée à l'écart du regard de Flouz, sur un compte inconnu de Dan. Ils pourront compter dessus.

Les locaux n'auront jamais été signés de leur vrai nom. Quand bien même, ils devront faire profil bas pendant des années.

Lorsqu'ils prendront le métro, leur visage émacié sera indiscernable des autres visages de travailleurs de nuit rentrant chez eux pour s'écraser dans leur lit.

A l'aéroport, le cerveau comprendra que c'est un adieu. Gabriel aura de la famille lointaine qu'il pourra rejoindre en Amérique du Sud. Rester ensemble au même endroit sera trop dangereux. Pour le faciès caucasien, destination Québec. Pour le bronzé, Bolivie.

Une fois assis dans son siège d'avion, le cerveau n'aura qu'une envie, se suicider. En finir avec toute cette merde. Il réfléchira aux possibilités de le faire, et ne trouvera aucun potentiel létal dans les couteaux en plastique servis au repas micro-onde. Alors il atterrira à Montréal.

Suite : Serveur confusion - ep. 08 - Instance

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Histoire inspirée de faits réels, mais ça ne me fait nichon ni froid.

La canicule sirupeuse de l’été ensuqué dégoulinait jusque dans le bureau où je m’étais réfugié pour la journée. Malgré les volets fermés, la clim’ peinait à crachoter le moindre vent de fraicheur et je la suspectais de seulement contribuer à la fournaise moite et collante de la rue. Dehors, les façades exsudant un remugle infesté des exhalaisons intérieures étaient assaillies sans relâche depuis l’aube par les dards priapiques d’un soleil en pleine période de rutilances.

 La journée, le cagnard permanent de la ville désertée par le vent allait avoir ma peau suintante, j’en avais la certitude. Je ne vivais plus, j’agonisais au rythme de longs râles indolents, perlant des sécrétions sudoripares dans lesquelles se mêlaient whisky de la veille et idées noires, mais le soir, ce n’était guère mieux. La chaleur urbaine du jour, accumulée par la moindre brique trop lustrée, le moindre centimètre carré de goudron purulent, se libérait alors en caléfactions visqueuses et ne faisait qu’accentuer la sensation de constamment suffoquer dans l’odeur miasmatique d’une transpiration rancie communale. En effet, dès le crépuscule, toute une faune charnelle sortait des tanières fétides pour chercher un semblant de bouffée d’air tiède en ne s’embarrassant plus de la moindre convenance. On exhibait sans pudeur des chairs daubées et turgescentes, à moitié cuites à l’étouffée par le soleil d’étuve et les ardeurs putrides que l’enfermement avait lascivement cultivées.

 Ce fut un de ces soirs-là d’éréthisme à trouer un slip qu’elle entra dans ma vie comme papa dans maman les soirs de fête, sans cérémonie, mais avec tellement de conviction et d’aplomb qu’annoncer ses intentions était une formalité dont on se passait au mépris des sentiments. Elle surgit dans mon bureau et mes pensées salaces en faisant claquer la porte et mon frein intérieur sous l’implacable impulsion de ses mammouths mammaires, une paire d’airbags tititanesques qui semblaient faits pour être constamment déployés et qui donnaient à rêver de collisions frontales répétées, encore et encore. Et encore. Et encore. Devant ses mappemondes circumpelotées, des centaines d’hommes avaient dû se découvrir une vocation de cartographes en chambre ; nul doute que des druides libidineux avaient dévotement érigé des menhirs de chair à la gloire de ses jumeaux, avatars bovins d’une déesse laitière.

 Ce double monticule orné d’un tissu fâcheux précédait une jeune femme élégante aux cheveux plus noirs que du charbon, mais en plus sexys, aux yeux plus profonds qu’un puits de pétrole et aux lèvres pulpeuses comme la fin d’une bouteille de jus d’orange pur jus. Elle n’avait peut-être pas vingt ans, elle était au sommet de sa beauté. C’était l’association parfaite pour quelqu’un comme moi dans la fleur de l’âge, au meilleur de ma forme physique sous ce ventre replet d’homme mûr d’à peine cinquante-quatre printemps. Ses mamelles matricielles, béantes de volupté au moindre vent, au moindre murmure, au moindre regard, n’étaient pas sans rappeler mes névroses. Tellement elles semblaient imposantes et suffocantes, je savais que je ne pourrais m’empêcher d’y revenir et de me perdre malgré moi dans cette mégalolomanie en tétons armés.

 Alors qu’elle approchait avec pectoralité, je me dis que sa robe translucide devait encombrer sa respiration, car elle ne put retenir une série de halètements plaintifs rythmés par les mouvements oscillatoires et frémissants de son buste turgescent affligé d’une congestion mammaire. Je me dis aussi qu’elle avait des nichons énormes.

 Par politesse, je baissai le regard pour ne pas la fixer dans les yeux. Elle me nibarda effrontément et, tétonné, j’objectai sexuellement que mon érection était plus bas. Elle fit alors remarquer sur le ton de la plaisanterie, une façon très subtile de flirter qui m’était bien familière, que ça expliquait ma pâleur. Aussitôt, nous baisâmes comme des lapins, c’est-à-dire en moins de trente secondes au bout desquelles je tombai sur le côté, ahanant et à moitié catatonique. Dans un instant d’intimité qui sembla durer assez longtemps pour remettre le couvert, elle me vagina sa vie de mannequin et d’ancienne gymnaste reconvertie dans la culture de melons – même si elle préférait parler d’élevage, ce à quoi j’opinai avec fureur en la chevauchant tel l’amant de Pasiphaée, en mugissant, les bourses écrasées contre le bois du bureau. Mais j’ignorai la douleur tellement j’adorais les melons, surtout quand ils étaient bien juteux et bien fermes en même temps, quand on pouvait les presser sans fin pour en extirper tout leur parfum comme une promesse de chair rose et sucrée découpée en petits dés pour un apéritif au Porto. Nous refîmes l’amour plusieurs fois d’affilée. Elle jouit une bonne vingtaine de fois au moins en presque deux minutes de montagnes utérusses – je n’avais aucune raison de ne pas croire ses longs soupirs exaspérés – jusqu’au moment de ma crise d’asthme. Alors elle déballa finalement l’objet de sa venue en remballant le reste : ma voiture pénisbloquait la sienne. Mollement, je testiculai que je n’avais pas le permis et sur ces mots mal scrotumés, ses mastodontesques roploplos dévulvèrent de ma vie, elle aussi. Ces dix minutes avaient défié la gravité de ma vie à la manière de ses meules en apesanteur, de façon tellement irréelle que je ne fus pas surpris ni même déçu quand le toubib déclara que j’avais encore failli crever de déshydratation à cause de la canicule.

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Je fais souvent mes courses dans une immense infrastructures étant le centre commercial principal de ma région. Mon magasin préféré se trouve au centre. Pour y accéder je dois toujours marcher pendant 5 minutes dans le long couloir principal, avec chacun de ses côtés des magasins de tout type.

Aujourd'hui, j'ai décidé de m'y rendre pour acheter comme à mon habitude des repas à chauffer aux micro-ondes et des pâtes. Après avoir passé en caisse, j'effectue machinalement le chemin que j'ai parcouru des centaines de fois, pour sortir du centre commercial et rejoindre le parking.

Cependant, quelque chose d'inhabituel se produit alors que je suis à la moitié de mon trajet. Une personne dans ses pensées m'a bousculée – ou alors c'est moi la personne évasive qui l'a bousculée, dans tout les cas nous nous excusons tout les deux. Cette interruption me permet de prendre conscience de mon entourage et de remarquer qu'il y a un panneau indiquant une sortie. Je suis assez intrigué car il me semblait qu'il n'y avait qu'une seul sortie, donc par curiosité je la prend, peut-être qu'elle me mènera à la sortie plus vite.

Je remets mes écouteurs en place, et je repars dans mes pensées, en me contentant de suivre le nouveau chemin. Je remarque quelque différence au début mais je n'y fais pas attention, puis le chemin me semble davantage famillé. Je sors enfin du centre commercial, j'ai l'impression d'avoir marché beaucoup plus que d'habitude, me laissant penser que cette sortie me fait un détour.

Quelque jour après, un matin, j'ouvre mon frigo, il ne me reste plus qu'un plat à réchauffer au micro-ondes. J'ai aussi des pâtes, mais sans sauces à force cela devient fade. Je me rend donc à mon magasin habituel. Une fois sortie de la caisse, j'emprunte le couloir principal vers la sortie. Puis j'arrive à l'endroit de cette autre sortie qui m'avait intrigué la dernière fois. Je décide de reprendre ce chemin, mais cette fois-ci en étant beaucoup plus attentif. La plupart des magasins que je croise sont fermés ou endommagés. Mais bizarrement, d'un coup les nouveaux magasins que je croise sont tous ouvert. Je me retourne derrière moi et je n'arrive pas à comprendre le trajet que je viens de faire. Par contre j'arrive très bien à reconnaître que les magasins que je croise sont les mêmes que je croise dans mon trajet habituel. Enfaite, je suis à une vingtaine de mètres des caisses du magasin auquel je viens de faire mes courses.

Cette sortie me mène donc vers le devant du magasin auquel j'y vais d'habitude. Mais pourquoi un couloir aurait un panneau "sortie" ? Peut être qu'avant c'était une sortie, mais elle a été transformée en couloir; et vu que cela à l'air d'être un endroit abandonnés je peux comprendre qu'ils ont oubliés d'enlever le panneau. Dans tout les cas, j'ai eu assez d'aventure pour aujourd'hui, je me décide de prendre le couloir principal habituel qui mène vers la sortie habituelle. Je marche de façon beaucoup plus attentif qu'avant. Malgré la fausse sortie que je viens de recroiser, tout est parfaitement normal.

Enfaite non. Je remarque deux nouvelles sorties. Je ne comprends pas. Étaient-elles là la dernière fois ? Sont-elles récentes ? Comment j'ai fait pour ne pas tous les remarquer avant ? Je m'approche de ses sorties totalement intrigué. En jetant un coup d'œil elles sont pareilles que la première que j'ai découverte. Presque sombres. Abandonnés. Irréelles. Je décide de rentrer dans l'une d'elle. J'ai l'impression de refaire le même chemin. Rectification : je refais le même chemin. Je me retrouve encore devant mon magasin préféré. Je cours un peu pour essayer la troisième autre sortie. C'est exactement la même choses.

Les trois sorties mènent au même couloir ? Il y avait une sortie mais ils ont mis plusieurs panneaux pour indiquer la même potentiel sortie ? C'était plutôt logique comme raisonnement car ses trois sorties sont du même côté du couloir principal. Mais cela a arrêter de l'être quand j'ai remarqué que deux nouvelles sorties se trouvait de l'autre côté du couloir principal. Ces deux autres sorties qui mène encore une fois au même endroit. Devant mon magasin habituel. Je ne comprends rien. Puis je remarque que l'emplacement de ses nouvelles sorties, étaient l'emplacement d'anciens magasin. Un coiffeur, un boulanger, une pharmacie, et un magasin d'opérateur mobile. Mais il manque aussi le bar et un magasin de vêtement. Ils étaient aussi devenu des sorties. Je ne comprends pas. Je me dis que c'est juste moi qui fatigue et que ces magasins existent encore. Je décide de rentrer dans ces deux sorties, croyant arriver à chaque fois dans le magasin. À la place, je me retrouve encore une nouvelle fois au même endroit.

Je deviens complètement fou. Les gens autour de moi ne réagissent pas, comme si tout était normal. Je cours vers la sortie. La vrai sortie. Mais elle était devenue aussi une sortie. Je fonce dedans sans réfléchir. Je me retrouve encore au même endroit. Enfin presque, car le magasin derrière moi étaient devenus aussi une sortie.

Je me retrouve dans un couloir avec que des sorties partout. Ma tête part dans tout les sens. La logique et la raison n'existe plus. Je demande aux passants impassibles de l'aide mais aucun ne me crois et ils me prennent pour un fou. Suis-je fou ? Je ne sais pas. Je dois sortir d'ici. J'emprunte n'importe quel sortie. En boucle. Encore et encore. De nouvelles sorties apparaissent. Je remarque surtout que le couloir devient de plus en plus petit. Ridiculement petit. Avec que 3 sorties et les deux bancs dos à dos qui étaient utilisés avant pour que les gens se repose.

C'était la sortie de trop. Ce n'est plus un couloir. C'est un lieu diffus, sombre et froid. Je suis perdu et emprisonné. Devant moi c'est une sortie. Derrière moi c'est une sortie.

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